Maintes
fois brisés, les hommes sont des voyageurs qui renaissent chaque fois
pour mieux disparaître. Ils illuminent de leur présence le monde depuis
l'aube de leur vie et glissent avec lenteur sur un tableau toujours
changeant.
Ce tableau n'a rien de calme
pourtant, c'est un ouragan. Un ouragan meurtrier qui saccage, qui noie
les plus infimes espoirs de ceux qui ne sont pas touchés par la fortune.
Rares sont ceux pouvant se vanter d'avoir tenu une vie durant sans
mourir et renaître plusieurs fois. Rares autant ceux qui ne portent pas
de blessures considérées incurables. Les histoires, elles, ne sont que
de vulgaires manifestations de cet ouragan. Les écrits, des appels
désespérés pour le fuir.
Le bourdonnement gênant d'un insecte tira brusquement Eldrim Alven du
mutisme de ses prières. Progressivement, il ouvrit les paupières qui se
mirent à battre sous l'effet du soleil matinal. Le soleil, celui qui
voyait sans être vu, punissait les imprudents qui le défiaient. Il
pencha la tête en avant pour se soustraire partiellement à lui. Quelques
secondes furent nécessaires à ses yeux gris pour retrouver les couleurs
cachées sous le voile blanc qui l'aveuglait. De hautes herbes vertes
secouées par la brise légèrement rafraîchissante se révélèrent à lui
alors qu'il reprenait une bouffée d' air. La rosée encore présente
apportait cette odeur enivrante de sous-bois humide. Plus loin, caché
dans la végétation d'aulnes verts, le ruissellement d'un cours d'eau
s'entendait faiblement. Il était à peine couvert par le chant mélodieux
bref et flûté de grives musiciennes, accompagné de celui d'un pic mar,
distant, nasillard, beaucoup plus traînant. Une sorte de couinement
moqueur.
D'un
mouvement souple, Eldrim se leva, ramassant au passage son bâton de
marche posé sur le rocher sur lequel il s'était assis. Il réajusta sa
toge, secouant les brindilles qui s'étaient accrochées puis s'engagea
d'un pas assuré hors de la petite clairière entourée de charmes. Dans
cette clairière, de nombreuses pierres recouvertes de plantes grimpantes
et de mousses en tout genre apparaissaient entre les herbes, encerclant
le rocher central à distance égale. Paisible. Ce bois l'était. Mais
l'harmonie qui régnait ici dépassait de loin celle que l'on trouvait
dans les profondeurs humides de la forêt. Le cercle de vie des bois de
Valmel, comme tous les cercles spirituels en chaque forêt de Torvala,
apportait la sérénité nécessaire pour s'ouvrir à l'esprit résident. Les
esprits sylvestres, entités semi-divines associées aux arbres ne
faisaient qu'un avec la nature environnante et ceux qui cherchaient à
les atteindre s'adressaient pour ainsi dire à la forêt elle-même.
Valmel était autant le nom du demi-dieu que de la forêt qui s'étendait
sur des dizaines de lieues autour de Valdèra, la ville la plus
importante de la province de Tohrs. Pourtant, le cercle spirituel de
Valmel était rarement visité. Les citadins oubliaient vite, négligeant
les arbres, les ignorant presque. Eldrim lui, n'oubliait pas. Depuis sa
douzième année, il n'avait cessé de les côtoyer passant pour un garçon
anormal auprès des compagnons de son âge qui le raillaient. La rumeur à
son sujet s'était amplifiée au fil des ans jusqu'au jour ou il s'était
tourné vers Odalia, la déesse de la justice et de l'équité. Odalia était
aussi crainte et respectée que ses agents mortels : Les odalistes.
L'ordre des odalistes existait depuis des millénaires et son influence
portait aussi loin que la nation impériale de Torvala. Du détroit de
Timel au Mont Athéron, des plaines d'Alden à la passe de Daheden. Les
odalistes se trouvaient partout. Traquant les oppresseurs, jugeant les
criminels et rétablissant l'ordre jusqu'au fin fond des régions les plus
reculées de l'Empire.
Quinze ans. Cela faisait quinze ans qu'il avait renoncé à ce genre de
vie paisible. Une vie d'insouciance. Maintenant qu'il avait goûté à la
vérité, depuis son serment à Odalia, ce genre d'existence aveugle lui
semblait inconcevable. Pourtant parfois...
Il devait repousser ce genre d'idées. Le massacre de sa proche famille
avait brisé son équilibre. Ses parents, sa soeur, son oncle n'étaient
plus. Ils avaient été retrouvés morts un matin dans la cité de Vormont,
sa ville natale. La maison saccagée, les corps mutilés. La milice avait
fini par recouper l'affaire en mettant la main sur un dangereux désaxé
qui avait déjà de nombreuses victimes à son compte. Lui n'y avait jamais
cru. C'était une des raisons de son Renoncement, une des raisons pour
laquelle il servait Odalia. Ne pas savoir le révulsait au point de ne
plus fermer l'oeil la nuit. Bien sur, il y avait sa foi en la déesse. Sa
dévotion était sans limite et rares étaient les sanctuaires ou il ne
s'arrêtait pas pour prier en voyage. Cela lui valait quelques
protestations de la part de ses compagnons. Particulièrement lorsqu'il
retournait à ses sources comme il le faisait à cet instant, honorant
chaque dieu ou demi-dieu ou rejeton de demi-dieu à la ronde selon les
dires de son ami.
Celui-ci l'attendait, le capuchon de son long manteau relevé. Il avait
empoigné dans chacune de ses mains une paire de rênes et lui tendait
déjà la bride de son cheval.
-« J'ai bien cru que les racines allaient prendre. Pour un peu je devenais un de ces arbres ! »
-
« Te transformer en arbre serait le moins que l'on puisse faire en
terme de châtiment Yohnis. Ce serait même une bénédiction en bien des
aspects. »
- « Ce serait d'un ennuyeux oui.
Regarde moi ! Ai-je l'air d'être le genre d'homme à rester les deux
pieds enfoncés dans la terre? »
Yohnis
Nieldigan illustra ses paroles en sautant sur une vieille souche qui
dépérissait sur le bord du chemin. A sa grande surprise, celle-ci se
brisa sous son poids dans un craquement sec et en l'espace d'une
seconde, son ami incrédule se trouva le nez dans la boue.
- « Tout bien réfléchi tu as raison, affirma Eldrim en riant, je ne vois pas comment tu pourrais te passer d'y plonger la tête. »
Son
compagnon se releva en grommelant non sans avoir été traîné sur
quelques pas par sa jument alezane qui, Eldrim en était presque sur,
aurait sûrement ricané si les dieux lui en avaient donné la possibilité.
Yohnis Nieldigan ne changeait pas. Cela faisait presque dix ans
qu'Eldrim le connaissait. Derrière cette maladresse de façade et des
airs de joyeux drille, un esprit vif et talentueux dormait. Le contraste
était tel qu'il se demandait parfois s'il ne jouait pas simplement un
rôle, bien que cela sembla trop bien mené de la part d'un simple mortel
comme Yohnis. Ainsi en était-il souvent venu à conclure qu'il trouvait
un équilibre, amenant aussi bien le pire que le meilleur. Mais au delà
de sa compagnie et de ses compétences, Yohnis était ce que l'on appelait
son Frère de Sens.
Les Frères de Sens, que l'on nommait plus communément les
Affranchis Enchainés, ne se séparaient jamais. Et pour cause, ceux qui
portaient ce nom, agissant toujours par deux, devaient rester ensemble
autant que possible pour bénéficier du don que la déesse leur accordait.
Un don permettant de voir le monde au delà de ce que les sens humains
offraient. Un don mais un fardeau proche de la malédiction. Ceux que
l'on nommait ainsi ne pouvaient se séparer plus de quelques jours sans
se voir dépossédés peu à peu de leurs sens.
La
plupart le devenaient par choix. Acceptant le sacrifice imposé pour
mieux servir leur divinité. Mais dans certains rares cas, le choix
n'existait pas.
Yohnis et Eldrim avaient goûté tout deux à l'obligation. Leur
lien, une forme de repentir, était leur seconde chance. Il marqua un
nouveau départ, une décennie auparavant, alors que tout deux s'étaient
attirés les foudres de la déesse Odalia pour des raisons différentes.
Sans se connaître, ils furent jugés par les hommes pour leurs actes. Ce
sort bien entendu réservé aux odalistes rachetés avait permis à Yohnis
d'échapper de justesse à une exécution en règles. Grâce aux dieux,
Eldrim s'était trouvé au bon endroit au bon moment. Mais Yohnis ne le
voyait pas toujours de cet oeil et rechignait souvent devant cette
réalité. Des dieux, il n'avait jamais voulu avoir à faire et cela ne
changerait pas de si tôt.
Se souvenir de ce qui l'avait conduit sur ce chemin n'avait rien
d'agréable. Eldrim s'était juré, pourtant, de ne jamais oublier et
chaque détail était resté gravé dans sa mémoire, aussi clairement que si
cela s'était produit la veille. Il se souvenait oui...
C'était un matin d'hiver. Un vent rageur avait assailli toute la nuit
les foyers du village reculé de Torahm sur le plateau de la Veuve
Blanche, en bordure des montagnes de Cilcera. La neige recouvrait tout à
perte de vue, isolant dans une froide torpeur ses habitants réfugiés,
coupés du monde jusqu'à leur proche voisinage. Il se souvenait de ce
froid mordant, engourdissant malgré les couches de laine qui le
recouvraient. Il se souvenait de la fatigue. Des jours de marche
interminables. Les chevaux n'avaient pu suivre la ou les voyageurs
raisonnables n'osaient s'aventurer une fois l'hiver arrivé. Pourtant ils
passèrent, et c'est en ce jour naissant ou le soleil perçait à peine à
travers les nuages qu'ils arrivèrent exténués sur les hauteurs d'un
Torahm à moitié enseveli. Un village fantôme, il s'en souvenait. Tout
semblait figé. Le temps lui même paraissait gelé et le crissement de la
neige sous leurs bottes provoquait un vacarme sans nom à côté du silence
qui régnait dans les alentours.
Il n'était encore que le jeune Demiste accompagnant son maître, Rihl
Taniome, qu'il suivait depuis bientôt quatre ans. Ce dernier comme à son
habitude n'avait soufflé un mot de la matinée et il sentait que la
patience du vieil homme arrivait elle aussi au bout du voyage. Ne voyant
aucun signe de vie, il approcha de la seule habitation en vue dont
l'entrée avait été déblayée et frappa trois coups secs de son bâton de
marche noueux; sans résultat.
«
Bougres de trouillards ! Ouvrez ou je jure de tous vous faire
écarteler sur ce qu'il vous reste de place de village ! Ouvrez par
Odalia ! »
Il leva
de nouveau son bâton dans un geste pour heurter encore une fois la porte
qui s'entrebâilla révélant la frimousse toute penaude d'un homme au
visage arrondi. Après une brève inspection vers Rihl et un coup d'oeil
inquiet en remarquant Eldrim derrière lui, l'homme referma la porte.
«
Un instant ! » fit-il de l'autre côté d'une voix exagérément aigüe qui
traversait à peine le pin. Ils restèrent ainsi de longues secondes,
attendant dans ce qui aurait pu être un silence si on excluait les
bruits de meubles que l'on déplaçait et le fracas de verres ou
d'assiettes brisés à l'intérieur. L'homme réapparu brusquement, ouvrant
complètement la porte. Son visage empourpré et ruisselant témoignait
d'un effort physique important dont la raison rendait Eldrim perplexe.
Tout emmitouflé qu'il était dans ses fourrures, ce quinquagénaire ne
dépassait pas les cinq pieds de haut et paraissait presque aussi grand
que large. Ses cheveux décoiffés tournant vers le gris n'étaient pas
suffisamment longs pour tomber d'une quelconque façon et lui donnaient
un air négligé. L'inquiétude transparaissait sur son visage. Ici tout
autant qu'ailleurs, la présence d'odalistes n'était pas vue d'un très
bon oeil. L'homme pris la parole alors que Rihl Taniome s'apprêtait à
le faire.
-« Mère des cieux ! Z'êtes des odalistes hein? Y a jamais personne qui
s'pointe ici. Alors voir des hib... euh...enfin j'veux dire des agents
de l'empire ! J'en crois pas mes mirettes ! J'peux vous aider
messeigneurs? »
De par le passé, son maître était entré dans des fureurs noires pour
bien moins que cela. Lui même le craignait. Son emportement allait
parfois trop loin, bien au delà de l'impartialité requise pour un
odaliste. Pourtant la fatigue du voyage devait avoir calmé ses accès de
rage car il se contenta de répondre d'une voix méprisante avec un
soupçon de hargne.
- « Oui, bouclez la et écoutez moi pour commencer. Je vais faire bref.
Nous savons qu'il est ici. Nous savons que Bel'Mod l'ancien se cache
quelque part dans ce misérable village et je suis bien déterminé à vous
faire cracher les justes paroles pour le retrouver. Vous comprenez
j'espère? »
- « B...Bel'Mod l'ancien? C'est
pas ici qu'vous l'trouverez. Qu'est ce que vous lui voulez? Qu'est ce
que c'te bougre de Bel'Mod a pu faire c'te fois pour s'attirer des
ennuis? »
- « Cela ne vous regarde pas. Ou est il? »
- « Ben chez lui pardi. Mais avec c'te foutue neige ça sera pas simple. L'habite un peu plus haut. »
Eldrim
pensait qu'il allait s'écrouler. Il espérait au moins que son maître
leur accorderait une pause mais le vieil homme n'aimait pas attendre et
il savait qu'il accomplirait sa tâche sans délais pour repartir
aussitôt. Tel était l'entraînement qu'il devait subir. Peu de demistes
pouvaient se venter d'avoir un maître aussi odieux et dédaigneux, aussi
imbu de sa personne que Rihl Taniome. La formation des demistes ne
durait rarement plus de six ans et se rappeler que le plus long était
passé l'aidait à tenir le coup.
- « Vous allez nous y conduire. Maintenant. »
-
« Maintenant? C'est que... » Son regard croisa celui du maitre odaliste
et son expression à demi scandalisée qui s'était peinte sur son visage
ne resta que le temps de deux battements de coeur, faisant place à une
mine déconfite. « Je...oui oui...j'vais vous y conduire ! Mais j'veux
rien avoir à faire avec vos histoires hein !»
Il ressortit quelques minutes plus tard, une fourrure endossée et un bonnet de laine en guise de couvre chef.
Atteindre
la demeure de l'ancien ne fut effectivement pas une mince affaire, mais
bien que le cumul du voyage rendait la tâche beaucoup moins évidente,
cela restait tout de même raisonnable en comparaison de ce qu'ils
avaient traversé jusqu'à présent. Certaines habitations étaient
littéralement englouties sous la neige, leurs toits se profilant tels
des débris flottants dans une mer blanche.
Les
quelques maisons éparpillées ne formaient pas plus d'un hameau. Ce ne
fut seulement qu'une fois arrivés dans la partie supérieure que
l'utilisation du mot village se trouva justifiée. Alors qu'ils
avançaient dans la neige, leurs pieds s'enfonçant sans toucher ce qui
devait être des marches, ils virent un rassemblement de maisons de bois.
La neige était moins présente ici en raison du travail qui avait été
mis en oeuvre pour la déblayer. Pourtant il n'y avait nulle âme en vue.
Le petit homme rond les guida quelques pas puis désigna de la main l'un
des chalets qui se tenait sur la place, bien en évidence. Il n'avait
rien de différent par rapport à ses voisins. Une simple maison de pin,
probablement de ce mélèze qui s'étendait abondamment autour du village
en une vaste forêt. Nus et dorés, alors que la neige ne les avait pas
encore recouverts, ils avaient suscité l'émerveillement d'Eldrim la
toute première fois que le spectacle de ces arbres s'offrit à ses yeux.
Cette maison, donc, n'avait rien de remarquable et en soit, cela en
faisait une cachette idéale. L'homme qui les avait conduit s'éclipsa
sans dire un mot et Rihl Taniome ne sembla pas y prêter la moindre
attention. La seule chose qui devait compter à présent pour lui se
trouvait dissimulée entre quatre murs devant lui.
Ils entrèrent sans plus attendre, tout en ayant frappé au préalable sans que nul ne se manifeste.
Une
chaleur étouffante les assaillit à peine le seuil de la porte franchi,
rendant leurs couches de laines superflues voir même totalement
inappropriées.
« Ainsi ils vous ont envoyé à moi? »
La voix venait de la pièce à laquelle ils faisaient face. L'unique
pièce visible à vrai dire. Il n'y avait aucune ouverture se profilant,
aucune preuve que le soleil était bien levé dehors. La seule source de
lumière notable qui permettait au moins d'y voir quelque chose provenait
du feu qui crépitait dans l'âtre quelques pas plus loin. C'était prêt
de ce feu justement qu'Eldrim discerna une silhouette, le dos tourné et
assise sur une chaise. L'homme qui avait parlé était celui qu'ils
recherchaient. Bel'Mod l'ancien.
Tout en avançant sur le carrelage en terre cuite, Rihl Taniome lança sans douceur une réponse.
«
Je suis las de perdre mon temps à chercher ceux de votre espèce. Et
plus las encore de devoir batailler pour vous arracher la moindre
information. Coopérez sans délais Bel'Mod, pour l'intérêt de tous, ou je
risque de faire quelques entorses aux règles. »
La chaise grinça et Bel'Mod se leva. C'était un homme de taille
moyenne, légèrement voûté en raison de son âge avancé. Il ne s'aida
pourtant de rien de plus que de ses deux jambes quand il se détourna du
feu pour faire face à son interlocuteur impudent. Eldrim devina un
visage parcheminé, fripé, à la lueur des flammes qui dansaient dans le
fond de la pièce. Son crâne était nu.
-«
Ceux de mon espèce? Voilà une façon bien originale de me demander une
faveur, odaliste. Les politesses se perdent de nos jours. Et ce jeune
homme est sous votre aile protectrice? Quel gâchis. Ceux de mon
espèce...dois-je vous rappeler que les Vahirs demeurent libres et
n'obéissent qu'à la volonté de la déesse? »
-« Vous souhaitez peut être que je vérifie si votre fidélité envers la déesse est aussi irréprochable que cela? »
-«
En un autre temps, odaliste. Quoi que vous fassiez, je ne pourrais vous
livrer ce que je sais avant demain. Les signes sont incomplets. Le
message est brouillé, complexe. J'ai besoin d'autres indices. »
-« Comment ça brouillé? Vous n'avez pas eu notre message? »
Bel'Mod se contenta de soupirer. C'est alors qu'Eldrim croisa un
instant le regard de l'ancien, brillant dans la pénombre, quand celui-ci
le promena d'un odaliste à l'autre.
Les
Vahirs étaient des gens étranges. Le plus souvent isolés. Il n'avait eu
que de rares occasions d'en rencontrer au cours de ses voyages avec Rihl
et il n'arrivait toujours pas à se faire à leurs yeux. Des yeux
rappelant ceux des hiboux. Une autre marque d'Odalia.
- « Alors? »
-
« Vous, odalistes, ne comprenez pas. Dois-je vous rappeler que les
visions ne se manifestent que de nuit selon le bon vouloir de la déesse?
Votre homme n'est pas loin et il agira bientôt, voilà à peu prêt ce que
je sais. En attendant vous feriez mieux de vous reposer, et d'attendre.
»
L'odaliste
n'eut d'autre choix que de réfréner sa colère, ce qu'il parvint à faire
non sans mal au bout d'un certain temps. Eldrim Alven, lui, poussa un
soupire de soulagement à peine perceptible. Il ne connaissait que trop
l'expression résignée qui se dessinait sur le visage de son maître. A
l'instant même ou elle apparut, il comprit qu'il pourrait enfin trouver
ce repos tant mérité qu'il attendait.
Le Vahir présenta des couches posées à même le sol aux deux voyageurs.
Du point de vue d'Eldrim, c'était un luxe mais son maître refusa
fermement l'invitation du vieil homme, préférant selon ses paroles, «
profiter de l'air matinal et inspecter le village ». Sa colère semblait
passée pour le moment et Eldrim remercia les dieux de voir que Rihl se
désintéressait une fois encore de son demiste.
Il resta longuement éveillé. Il n'aurait su dire combien de temps, peut
être une heure, peut être deux. Fermant les yeux, il sentait malgré
tout la présence de Bel'Mod qui s'était remis au coin du feu et
marmonnait tout seul des propos inintelligibles. La fatigue l'aurait
poussé à s'endormir sans délais en d'autres circonstances mais il avait
comme un sentiment désagréable qui le tenait éveillé, le mettait mal à
l'aise. Toutes sortes de pensées fusèrent dans son esprit, s'enchaînant
de manière désordonnée jusqu'au moment ou son égarement le ramena aux
souvenirs de sa famille.
Beaucoup de blancs, de vides, les images qu'il en avait gardé
s'effaçaient avec les années. Pourtant certains détails demeuraient,
presque inaltérés par le temps. Il aurait aimé ne plus les avoir en
tête. Ces visages figés, crispés par la douleur qui avait précédé la
mort. Une mort atrocement longue à n'en pas douter. Ces visages de son
ancienne vie qui le hantaient. Pour la énième fois, l'odeur du sang lui
revenait. Il ne parvenait pas à s'en défaire. Cette odeur le suivait
partout depuis ce damné jour ou il les avait trouvés baignant dans une
mare rouge au milieu de la pièce. Non. Il devait cesser d'y penser.
Oublier. Juste oublier...
Le feu dans l'âtre exécutait toujours sa danse sempiternelle alors
qu'Eldrim se redressait, concluant qu'il ne dormirait pas de toute
manière. Un coup d'oeil rapide l'informa que le Vahir n'était plus dans
la pièce. Quand était-il parti? Quelques secondes seulement s'étaient
écoulées depuis la dernière fois qu'il l'avait entendu murmurer. Une
poignée de secondes seulement avant qu'il ne réalise qu'il ne sentait
plus la présence du vieil homme. Un frisson parcouru son échine. Il se
leva pour de bon et enfila ses bottes, non sans scruter les alentours,
méfiant.
Pas un
bruit . D'un pas feutré il avança sur la terre cuite et commença à se
rapprocher de la chaise prêt du feu. Alors il fixa les flammes, à
demi-songeur. Elles avaient quelque chose d'attirant ces flammes. Elles
semblaient l'inviter à venir s'égailler auprès d'elles, le séduire en
l'effleurant de cette douce chaleur caractéristique. Il resta la, un
long moment, à imaginer des formes se dessiner, de la même façon qu'il
l'aurait fait en regardant des nuages se promener dans le ciel. C'était
pourtant bien différent que de lever les yeux pour interpréter des
signes flottant avec lenteur. Tout était vif et éphémère dans ce
tableau. Comme la représentation d'une sorte de passion destructrice à
l'oeuvre.
Passion destructrice. A peine ces mots avaient-ils effleurés sa
conscience qu'il recula brusquement. Les flammes auraient-elles
cherchées à le dévorer qu'elles ne se s'y seraient pas aussi bien pris.
Les voyant s'agiter, affamées comme elles étaient, il en devint presque
certain quand une multitude de braises s'envolèrent en tout sens,
atteignant dangereusement l'un des tapis de fourrure qu'il n'avait pas
remarqué en entrant. La divinité du feu Huuros semblait en avoir après
lui. Inconcevable. Son instinct lui dicta de ne pas rester dans les
parages. Il fit volte face et étouffa un hoquet de surprise. Bel'Mod
était la, juste devant son nez. Son regard animé par les flammes plongea
dans celui du jeune demiste. Un sourire se figea sur le visage
indiscernable du vieil homme alors que le feu engloutissait pour de bon
la salle et ses occupants en même temps que le cri devenu désormais
lointain d'Eldrim.
« Vareo daoor telpo saes »
Gloire aux valeurs des justes.
Ses
paupières lourdes se soulevèrent et il trouva son père qui le
regardait. Sa mère aussi, qui se tenait à ses côtés légèrement penchée
en avant. Elle passa une main sur son front, comme pour vérifier sa
température. Elle avait les mains tellement douces.
- « Mère? »
- « Chut mon fils, dors, ne regarde pas, tu ne dois pas regarder. »
- « Regarder? Qu...ou suis-je?
Il avait du mal à la reconnaître, à les reconnaître. Tout était
tellement flou. Son père avait toujours cette courte barbe noire striée
de gris qu'il entretenait avec soin. Un nez bourbonien et un regard qui
rappelait la verdure des bois d'Ahrilen. Elle, paraissait toujours aussi
jeune. Sa mère devait avoir dix ans de moins que son époux et la grâce
de son visage s'accordait avec la douceur de ses mains. Pourtant, des
rides marquant le passage du temps apparaissaient ci et la, altérant sa
jeunesse.
- « N'oublie pas la pelle, ne l'oublie pas. »
- « Sèche tes larmes, tu es un homme ! »
- « j'ai mal, j'ai tellement mal. Eld ! ELD ! Rend moi ça ! »
D'autres
visages sortaient de la brume en même temps que de nouvelles voix, son
oncle, sa soeur et un inconnu. Un homme. Quel était son nom déjà?
- « Je suis désolé. Vraiment désolé. »
Cette fois, un type armé et protégé par une maille recouvrant un uniforme vert blasonné venait de parler.
- « On l'trouvera, on l'trouvera l'enfoiré qui a fait ça »
Soudain, les visages paisibles de sa famille changèrent, devenant des
masques de terreur. Douleur, incompréhension, tristesse. Leurs regards
suppliant semblaient chercher Eldrim pendant que leurs lèvres incapables
de prononcer un mot s'agitaient avec lenteur. Puis le sang, leur sang
commença à se déverser en flots à leurs pieds, s'échappant des
profondeurs de leurs innombrables plaies.
L'odeur
familière du sang pénétra l'intérieur des narines d'Eldrim, qui
regardait, tétanisé. Une impression de vertige se manifesta alors que la
nausée le submergeait.
Eldrim se réveilla brutalement et en nage. Le sentiment d'écœurement ne
l'avait pas quitté et il mit quelques secondes à se faire à l'idée que
tout ceci n'était qu'un cauchemar. « Pas vraiment qu'un cauchemar »
pensa t-il. Il ne comptait plus les nuits ou ses rêves avaient pris un
chemin identique. Il ne tenait pas à revoir le passé pourtant, son inconscient se chargeait de déterrer à la moindre occasion son fardeau.
Cette blessure qui ne cicatriserait jamais. La pièce était bien plus
sombre désormais. Le feu avait pratiquement fini par s'éteindre dans
l'âtre. Cette constatation souleva quelques questions. Combien de temps
avait-il dormi? Ou étaient passés Rihl Taniome et Bel'Mod l'Ancien? Il
s'empressa d'aller vérifier de lui même en enfilant ses vêtements et ses
bottes pour se diriger vers ce qu'il devina être la porte dont il avait
franchit le seuil un peu plus tôt avec son maître.
Le vent gémissant avait refait son apparition dehors et le soleil
déclinait déjà dans le ciel alors que la neige, elle, n'était pas
retombée, comme le dénotaient les empruntes au sol toujours visibles.
Autour de lui, le village oppressé par le vent avait conservé son
apparence désertique.
Le froid mordant qui
passa à travers ses laines poussa Eldrim à envisager de retourner à
l'intérieur mais cette idée s'envola aussitôt. Sentant le poids d'un
regard à sa droite, il tourna vivement la tête à peine suffisamment vite
pour remarquer que quelque chose ou quelqu'un s'était faufilé derrière
une maison.
Et c'est ainsi qu'il se retrouva
quelques minutes plus tard, jusqu'aux genoux dans la neige, la ou la
curiosité l'avait mené en suivant les traces au delà du village. Des
traces, et non des empruntes, qui donnaient l'impression que quelqu'un
avait rampé depuis les habitations pour se perdre dans les bois.
Une odeur fétide chatouilla les narines d'Eldrim Alven alors que la
piste, qu'il suivait depuis une bonne demi-heure, disparaissait en même
temps que la neige, à la naissance d'un amas de rocailles nues. Une sorte
d'entassement qui formait pratiquement une colline dominant les
mélèzes.
Trébuchant, glissant, manquant
de peu de se fouler une cheville bien que se rattrapant habilement sur
les pierres fuyantes, il arriva enfin à ce qui rappelait un point
culminant. Cette odeur de charogne n'avait cessé de l'assaillir et
était devenue pratiquement insupportable. Elle affûta plus encore sa
curiosité grandissante, curiosité qui le poussa à ignorer cette voix
intérieure, écœurée, qui le conjurait de faire demi-tour à chaque fois
qu'il mettait un pied devant l'autre.
Rien. Aucune piste ne reprenait ou qu'il regardait. Seuls apparaissaient
les arbres blancs innombrables qui s'étalaient à perte de vue et les
multiples fumées en provenance de Torahm.
Une bourrasque de vent le cingla dans le dos, chassant un instant la
puanteur et manquant de peu de l'envoyer rouler sur l'autre versant.
C'est en tentant de garder son équilibre que ses yeux s'arrêtèrent entre
ses pieds. Il faisait plus sombre désormais mais cela ne l'empêcha pas
de distinguer un morceau de bois qui ressortait d'entre les pierres. Pas
qu'une simple branche tombée d'un arbre et arrivée la par hasard. Il
n'y avait pas de ce type de bois par ici, et ce dernier était taillé de
main d'homme.
Eldrim tira dessus et immédiatement, réalisa qu'il tenait le bâton de
son maître entre ses mains. Plusieurs questions se bousculèrent dans sa
tête et une poussée importante d'adrénaline vint tout de suite mettre
ses sens en alerte. Quelque chose n'allait pas.
Eldrim se pencha sans attendre. Il souleva les pierres une à une. Les
rejeta un peu plus bas avec énergie. Les pierres tombaient, ricochaient,
s'entraînaient les unes les autres en cascades alors que le jeune
demiste redoublait d'efforts et creusait avec vigueur. La sueur
commençait à perler sur son visage. Soudain il poussa un cri. Il y avait
quelqu'un sous l'amoncellement. Une étoffe. De la laine. Il creusa plus
encore, presque avec frénésie, haletant sous l'effort, suant sang et
eau. Et les pierres tombaient. Elles tombaient en un concert de fracas,
suffisant pour mettre en alerte les occupants de la forêt à des lieux.
Le bruit de leur chute sembla se poursuivre un moment alors qu'Eldrim
avait cessé tout mouvement, se tenant la en silence, le regard rivé au
sol.
Des morts.
Il ne creuserait pas plus. Immédiatement, Eldrim en eut l'estomac
totalement retourné. S'écartant un peu plus, il glissa de nouveau sur
une pierre. Il devait rester fort. Ne pas paniquer. Chaque bouffée d'air
renforçait ce sentiment insupportable. Chaque bouffée réveillait ses
pires cauchemars ancrés au fond de lui même. C'est à peine s'il trouva
le souffle de lâcher entre ses dents un « oh déesse ! ». Il ne parvenait
plus à détacher son regard. Chacun de ses membres étaient paralysés,
ignorant l'appel intérieur qui n'avait de cesse de hurler : « Cours ! Ne
reste pas la ! »
L'odeur s'accordait désormais parfaitement avec le tableau macabre qui
se présentait à ses pieds. Il distinguait trois corps. Tout aussi
décharnés, tous autant touchés par cet état de décomposition avancée.
L'un
d'eux le fixait de son orbite vide à la cavité grouillant de larves, le
visage crispé dans ce qui peignait le rictus de douleur qui avait
précédé sa mort. L'autre n'apparaissait que de dos, ses vêtements
déchirés et couverts de sang séché était sûrement mort quelques temps
plus tard, son bras brisé remontait derrière lui vers l'emplacement de
son crâne absent. Le dernier corps était celui d'une femme. Son ventre
ouvert servait de nid à toute une faune d'insectes rampants. Sa bouche
et ses yeux attaqués par les nécrophages étaient seuls touchés. Le reste
de son jeune visage indiquait une mort beaucoup plus récente que les
deux autres. La paralysie d'Eldrim ne fut que de courte durée. Il
détourna son regard de cette vision d'horreur, tout en cherchant à
maîtriser l'irrésistible envie qu'il avait de rendre son dernier repas
en date. S'éloigner ! Et vite !
Brusquement l'un de ses pieds se retrouva entraîné par le déplacement
de cailloux sous son poids. Était-ce la peur qui l'assaillait qui
l'empêcha de retrouver un semblant d'équilibre? Il s'étala de tout son
long sur l'amas, quelques écorchures ou bleus valaient mieux que de se
briser la nuque dans une descente suicidaire. C'est à cet instant qu'il
comprit. L'odeur était apparue bien trop tôt, bien trop fortement. Elle
ne pouvait pas venir uniquement de ces trois corps qu'il venait de
dégager. L'amoncellement devait cacher bien d'autres macabres secrets.
Un charnier ici? Si prêt du village? Cela pouvait expliquer l'absence
d'activité. Cette impression de village fantôme. Mais qui aurait fait
une chose pareille? Et pourquoi y avait il une preuve du passage de son
maître au sommet? Son maître. Que par Odalia, pouvait-il bien être
devenu?
Ces
questions sans réponses n’arrangeaient pas son malaise général et la
nausée devenait insurmontable. Eldrim se releva, dévala presque en
courant l’amas de cailloux et se retrouva plié en deux derrière les
arbres en l’espace de quelques secondes.
Se
tenant d’une main sur le tronc lisse et cendré d’un mélèze, Eldrim qui
se remettait tant bien que mal ne perçut que de justesse le bruit
inhabituel qui parvint jusqu’à ses oreilles. Quittant le sol enneigé du
regard, il concentra toute son attention vers la source de ce bruit. Un
son qui ressemblait fort à un gémissement qu’il constata entrecoupé de
sanglots en se rapprochant. Instinctivement, il porta sa main à sa
ceinture, dégageant une lame incurvée de quinze pouces qui aurait pu
passer sans mal pour une arme de cérémonie avec ses motifs ornés en
l’honneur d’Odalia. Le vent arrivait difficilement à cette hauteur en
raison des ramures qui empêchaient ce dernier de s’engouffrer aussi bas
et il ne put couvrir de son souffle le craquement des pas du jeune
demiste dans la neige.
Les pleurs cessèrent brusquement à la naissance d’un rire.
-“La Dame Blanche endort les faibles, les ignorants et les corrompus. Pourquoi ne pas dormir à votre tour? ”
-”Qui est la? Montrez-vous !”
Eldrim
brandissait désormais son arme, avançant d’un pas prudent, prêt à se
défendre à la moindre occasion. La voix avait été rauque, légèrement
tremblante. Sa voix à lui par contre semblait étonnamment ferme.
-”La curiosité ne mène qu’au désespoir des hommes. La curiosité tue. Pourquoi ne pas simplement dormir?”
-”J’ai dit qui est la ! hurla Eldrim; Répondez !”
Cette fois ses nerfs lâchaient.
Silence.
Aucune réponse. Eldrim percevait maintenant clairement le murmure du
vent au dessus de lui et il sentit comme d'instinct le poids d'un
regard. Ses cheveux lui paraissaient s'être hérissés sur son crâne,
imitant les poils de son corps, et si quelque chose avait remué, ne
serait-ce qu'un écureuil sur un arbre, il aurait certainement bondit
l'arme à la main en poussant un cri.
Il
avança encore dans ce silence pesant, conservant toute sa vigilance.
Soudain il se trouva devant un mélèze couché, au beau milieu d'une
clairière. Un homme attendait, assis sur le tronc. Du moins semblait-il
attendre. Eldrim ne s'interrogea pas immédiatement sur ses intentions.
Il remarqua avant tout sa toge en laine et cru un instant qu'il était
tombé sur son maître. Mais la toge n'était ornée d'aucun motif et il n'y
avait pas trace de l'emblème du hibou. Seulement une division de blanc
et de noir, opposés mais unis sur la même balance pour former un
équilibre parfait. A peine parvenait-il à croire ce qu'il voyait. En
tant que demiste, il portait habituellement la même toge, bien qu'il eu
renoncé à la prendre pour ce voyage.
Comment
un demiste pouvait-il se trouver seul ici? Etait-il en train de devenir
fou? Ou simplement perdu dans un autre de ses rêves? Il s'attarda alors
sur son visage et cette fois, il du faire un effort véritable pour ne
pas béer de surprise. L'homme l'avait remarqué lui aussi et paraissait
étonné dans la même mesure que lui.
Il
reconnaissait ce visage, maigre et ovale. Ce front large, ce menton
pointu et ce nez camus. C'était Jorad Walred. Jorad Walred était un
jeune homme de taille moyenne, fin mais tout en muscles. Il portait sur
Eldrim un regard empli de froideur et de dureté qui semblait inapproprié
pour un visage que l’on pouvait qualifier d’innocent. Eldrim remarqua
les cernes sous ses yeux. Il remarqua aussi son teint, plus blême que
jamais et sa barbe, d'une semaine au moins. Ses cheveux châtains étaient
rejetés en arrière et tombaient dans son dos.
Eldrim
et Jorad Walred s'étaient rencontrés le jour de leur Renoncement. Ils
avaient le même âge, suivaient des objectifs similaires et voyaient dans
leur vision du monde une image assez proche. Ils s'étaient tout deux
rapidement liés d'amitié bien que leur formation d'odaliste les avait
poussés à devenir d'estimés rivaux. Eldrim enviait souvent son ami sur
un point. Il avait un maître sage et bienveillant. Tout l'opposé de ce
démon de Rihl Taniome.
Pourtant,
quelque chose n'allait pas chez Jorad. Son regard était d'une
profondeur inexpliquée et son apparence le rendait effrayant. Il ne se
souvenait pas de l'avoir jamais vu ainsi. Un sourire se dessina sur ses
lèvres exsangues et Eldrim réalisa qu'aucun changement n'opérait dans
ses yeux.
-”Eh
bien Eldrim? Ca alors ! Toi ici? A voir ta tête on jurerait que Mezroth
te pourchasse. T’aurais quand même pas offensé le dieu maléfique?”
Long silence, Eldrim cherchait ses mots.
-
“ Tu...oh déesse ! Mais que se passe t-il dans ce village? J'étais en
train de...Non, attend. C'est impossible, Jorad, tu ne devrais même pas
être la. Tu étais parti au nord, pour Bastelor ! Eldrim regarda alors
nerveusement autour de lui. Ces gémissements et ces cris. J'aurais juré
que ça venait d'ici...j'aurais... “
-
“ Alors tu ne sais rien? Vraiment rien? Le timbre de la voix de Jorad
Walred eu la violence du claquement sec d'un coup de fouet sur Eldrim.
Ils m'ont piégé Eldrim. Et ils t'ont sûrement piégé aussi. Ils veulent
se débarrasser de nous. Un moment j'ai cru qu'ils t'envoyaient toi, pour
faire justice au nom de la déesse. La justice ! Voilà le mot qu'ils
utilisent pour couvrir leurs actes. Mais toi comme moi, nous savons.
Nous savons que ce n'est rien d'autre qu'une mascarade. Un moyen déguisé
pour agir à leur guise et contrôler. Car ils ont peur Eldrim, ils ont
peur... “
-”Peur? Un piège? Je ne comprend pas. Explique toi.”
-”
S’ils t'ont mené ici, c’est pour me trouver. Ils...écoute. Je ne sais
pas ce qu’ils t’ont dit mais ils pensent que je suis responsable de sa
mort. Ils pensent que j'ai voulu tuer maître Dorv. Je...
-”Ton maître ?! Pattren Dorv est mort?!”
Cette fois, Eldrim cru déceler de l’amusement dans le regard de son ami mais ce dernier ne souriait plus.
-”Il
est mort oui...par accident. Ecoute, j'ai besoin de ton aide Eldrim.
J'ai besoin de leur prouver, de leur montrer qu'ils font erreur. Mais
pour ça tu dois leur faire comprendre. Je n’ai plus que toi maintenant.”
Des
larmes maintenant. Etait-ce bien de la que venait le scintillement
dans ses yeux? Quelque chose dans la voix de son ami le toucha. Ce
n'était pas seulement ses paroles. Il avait de l'affection pour lui. Ce
genre d'affection qui ne s'explique que difficilement avec des mots et
qui demeure gravée dans la roche, figée dans la pureté et la noblesse de
ces instants qui ont forgé une amitié. Comme des promesses inaltérables
au goût d'éternité, liés à ces souvenirs encensés, dormant unis au fond
du coeur et de l'âme.
Les questions s'envolèrent un instant. Il ne pouvait pas le laisser
tomber. Pas oublier ce qu'il était à ses yeux. Peut être avait-il
vraiment fauté mais Jorad ne pouvait pas avoir tué son maître.
-”Raconte moi tout.”
Eldrim
s'était adossé à un arbre, à quelques pas de celui ou se trouvait
Jorad. Patiemment, il écoutait et se faisant, examinait les gestes et
l'attitude de son ami. Ils étaient partis de Valdèra une bonne semaine
avant Eldrim et son maître. Comme Bastelor se trouvait un peu plus au
nord de la chaine de montagne de Cilcera, ils avaient fait halte à
l'est, dans la ville de Danven à deux ou trois miles du premier versant.
Pattren Dorv n'était pas le genre à se fier aux rumeurs, pourtant, ils
rencontrèrent des villageois en fuite qui attirèrent son attention. Ces
villageois venaient du plateau de la Veuve Blanche et vivaient à Tohram.
Ils
déclarèrent qu'un homme manipulant les arts occultes avait volé la
raison de tout ses habitants, qu’ils buvaient ses paroles, le
considérant comme l'égal d'un dieu, et satisfaisaient ses moindres
désirs. Ils constatèrent alors à leur arrivée que les villageois
rescapés n'avaient pas fabulé et ils réalisèrent assez vite qu'ils
étaient tombés dans un véritable guêpier, manquant de peu de finir tout
deux emportés par Mezroth.
Pourtant,
Pattren Dorv su faire preuve de suffisamment de sagesse pour ouvrir les
yeux de certaines victimes. Voyant qu'ils avaient été manipulés par la
magie de Bel'mod, car c'était bien de l'ancien dont il était question,
les villageois se retournèrent contre lui. Mais ce dernier avait pris
les devant et une étrange maladie s'était abattue sur le village,
emportant la majorité de ses habitants. Son maître avait succombé lui
aussi dans l’épidémie.
-”Je
n’ai vraiment rien pu faire...c’était un véritable désastre. Je n’avais
pas d’autres choix que de fuir ici. Il les a tous tués Eldrim. Tous !
Et s’il m’a laissé en vie, c’était pour mieux m’accuser, pour se laver
de ses crimes ! Mais à propos...ou est ton maître?”
-”Je ne sais pas. Il a disparu quand...”
Une
pensée effrayante traversa l’esprit désemparé d’Eldrim. Il avait dormi
en présence du Vahir baissant complètement sa garde et s’exposant aux
pires dangers. Quant à son maître, il pouvait tout aussi bien être mort à
présent.
-”Alors
méfies-toi de Rihl Taniome, en plus des villageois survivants. L'ancien
se sert peut être déjà de lui. Il sait répandre ses paroles et en abuse
comme d'un venin. J'étais terrifié Eldrim, mais avec toi, il reste un
espoir. Nous pouvons y arriver tout les deux. Nous pouvons le conduire
devant Odalia pour lui faire expier ses crimes !“
Encore
ce regard qui semblait appartenir à un autre homme. Eldrim sentait
qu’un détail d’importance lui échappait mais il était déjà bien trop
égaré pour comprendre. Certaines réponses viendraient sûrement en aidant
Jorad Walred et il ne souhaitait pas l’abandonner dans une telle
situation.
-”Je t’écoute, que proposes-tu?”
-"D'aller la ou il s'attend le moins à nous trouver en ayant toutes les cartes en main, mon ami."
Son regard devint brûlant de ferveur.
“-D’aller sous son propre toit...”
Rien
n'avait vraiment changé dans la demeure de Bel'mod. Rien excepté que la
dernière étincelle qui luttait dans l'âtre avait rendue son dernier
souffle, plongeant la pièce dans une obscurité d'encre. Les deux
demistes inspectèrent les environs à la lumière d'un bougeoir trouvé
prêt de la porte pour s'assurer que l'ancien n'était pas revenu. Jorad
Walred se plaça dos au mur, son épée à nue, inclinée vers le sol. Il
attendait, figé, prêt à profiter de la surprise qu'il provoquerait
lorsque le Vahir entrerait. Eldrim, lui, tenait d'une main la poigne de
sa lame incurvée qui attendait dans son fourreau et maintenait de son
autre main le seul éclairage dispensé par le bougeoir. Ce dernier ne
resta pas allumé longtemps. Il était préférable d'agir dans le noir pour
ne pas trahir leur présence et pousser l'ancien à la fuite.
Eldrim
n'entendait plus que la respiration régulière de son ami. La nuit
pouvait être tombée depuis quelques heures. Il ne parvenait pas à
déterminer depuis combien de temps ils étaient la, à attendre. Bel'mod
l'ancien ne venait pas, et peut-être ne viendrait-il jamais. Pas s’il
les avait vu entrer...
La
porte pivota brusquement sur ses gonds au moment où cette idée lui
traversa l'esprit. Eldrim sentit son coeur s'accélérer dans sa
poitrine. Bel'mod était de retour. Sa silhouette légèrement voutée se
distingua à la lueur de la lune alors qu'il franchissait le seuil sans
se presser. C'est alors qu'il tendit une main, certainement par
habitude, vers le meuble ou se trouvait le bougeoir, avant qu'Eldrim et
Jorad ne se l'approprient. Il insista, passant sa main à deux reprises,
avança d'un pas et s'arrêta. Son attitude changea, il était plus droit,
plus tendu. Ses yeux balayèrent la pièce. Eldrim pouvait voir leur
scintillement inquiétant de là où il se trouvait. Il n'était pas
vraiment bien caché. Profiter de l'obscurité lui avait paru suffisant.
Pourtant le regard du Vahir s'arrêta dans sa direction. Qu'attendait
Jorad? Eldrim dut faire un effort pour ne pas trembler. Un autre pas
encore. Le Vahir avançait vers lui.
- « Ne me dites pas que vous av... »
Il
tourna brusquement la tête avant de finir sa phrase et fit un bon sur
le côté. Au même moment, l'acier déchira l'air en une fraction de
seconde. Eldrim ne remarqua la lame qu'une fois arrêtée à quelques
pouces du sol sans pour autant distinguer Jorad qui avait pris soin de
ne pas apparaître dans la pénombre. Il y eut un bruit sourd, suivi de
sons mats, à peine perceptibles, qui se mirent à battre la terre cuite.
Un mince filet rouge descendait le long de la lame de Jorad et perlait
en gouttes à sa pointe.
Eldrim
ralluma le bougeoir en toute hâte et se rapprocha. Jorad s'avança en
même temps vers Bel'mod. Le Vahir avait un genou à terre et tenait son
bras droit d'une main. Il fixait Jorad de son regard indéchiffrable.
L'entaille était profonde. Même ainsi, il ne parvenait pas à cacher
l'hémorragie. La souffrance - ou bien la peur? - provoquaient des
tremblements qu'il ne pouvait contenir.
- « Vous avez fait une méprisable erreur, demiste. Vous... »
-
« Silence ! » Jorad avait pratiquement hurlé. Eldrim comprenait sa
haine, mais il souhaitait tout de même savoir pourquoi un vahir en était
arrivé à tuer des innocents.
- « Jorad...laisse le parler. Il ne pourra rien nous faire dans son état. »
-
« Il utilise des maléfices ! Ne sois pas aveugle, Eldrim, il n'a pas
besoin d'armes ! Il nous tuera à la première occasion ! Nous devons en
finir maintenant ! »
- « Non. Non, je ne peux
pas faire ça. Ce ne serait pas faire justice à ton maître, pas faire
justice à tous ces villageois. Maître Dorv n'aurait jamais agi ainsi. »
- « Et c'est pour ça qu'il est mort ! Ne t'interpose pas Eldrim. Ou...ou...tu sais ce qu'il arrivera... »
Ce qu'il arrivera? Eldrim reçu cet avertissement - non, cette menace - comme une gifle.
Jorad
Walred était devenu une sorte de chien enragé prêt à mordre son propre
maître, s'il avait été encore de ce monde. Une fois de plus il le
considéra comme s'il le voyait pour la première fois. Jusqu'où était-il
prêt à aller pour venger Pattren Dorv? Jusqu'où conduirait son
aveuglement obstiné? Le rire amer de Bel'mod coupa court à sa brève
réflexion.
- « J'ai
pensé que Rihl Taniome devait vous détester ou vous avoir en grande
estime. Mais maintenant, je sais qu'il vous déteste. Ne fonctionnez vous
donc qu'avec vos sens? Avec votre coeur? Un odaliste aurait compris. Un
odaliste aurait vu que... »
- « Non !! »
Eldrim se précipita sur Jorad. Mais il était déjà trop tard. Son épée
s'était abattue alors que Bel'mod parlait. La lame le traversa de part
en part et lorsqu'il la retira, le vahir s'effondra en un mélange de
hoquets et de spasmes. Au même instant, une ombre se faufila dans la
pièce avec une agilité étonnante, telle un félin bondissant dans la
nuit.
Jorad
dut sentir le mouvement derrière lui. Il se détourna aussitôt de
Bel'mod, leva à nouveau son épée. Mais sa rapidité fut moindre en
comparaison. Le nouvel arrivant le frappa immédiatement au poignet puis à
la jambe, le désarmant et le déséquilibrant en une seule attaque.
Eldrim connaissait cette technique de combat. Et il comprit au moment ou
Jorad Walred s'étalait à terre que Rihl Taniome était revenu.
Rihl Taniome fit tournoyer son bâton qui rencontra le crâne de Jorad
alors qu'il se relevait. La colère s'était allumée en lui au point
d'intimider Huuros. Il se désintéressa aussitôt du demiste et lança à
Eldrim le pire regard qu'il n'avait jamais eu à affronter.
-
« Pauvre idiot ! Regardez ! Regardez ce que vous avez fait ! Vous avez
aidé un assassin ! Et dire que j'avais confiance en votre raisonnement.
Vous avez fait plus qu'échouer la dernière épreuve que je vous réservais
! Votre formation entière est un échec ! La déesse sera miséricordieuse
si elle accepte de vous épargner après ça ! »
- « Co...comment? Je... »
-
« C'était lui ! C'était lui que nous traquions ! Pourquoi ai-je été si
vague à votre avis? Il a empoisonné les réserves d'eau du village. Son
maître en a bu comme beaucoup des habitants ici. Ils sont tous morts par
sa faute ! Et maintenant...maintenant ! Il a tué un des messagers
d'Odalia. Un Vahir ! Et vous n'avez rien fait pour l'en empêcher ! »
- « Je croyais qu'il...c'était...c'était mon ami...il... »
-
« Vous expliquerez donc ça devant vos pairs. Mais si vous n'avez que ça
pour vous justifier, croyez moi, vos jours s'achèveront d'ici peu. »
Son maître l'avait donc piégé. Tout était allé si vite. Comment Jorad
Walred avait-il put changer en aussi peu de temps? Etait-il aveugle au
point de ne pas l'avoir remarqué des années auparavant? Et maintenant?
En y repensant, il avait occulté des détails qui l'auraient sans aucun
doute alarmé en d'autres situations. Il se sentait humilié, faible,
irresponsable. La culpabilité et le remord prenaient le dessus sur sa
peur. Les paroles de son maître ne l'atteignaient maintenant
pratiquement plus. Sa vie s'écroulait, une fois encore. Et cette fois,
il doutait de pouvoir se relever à nouveau.
Oh non, la déesse ne lui pardonnerait jamais.
Pourtant,
contre toute attente, la déesse décida de lui donner une seconde
chance. Rihl Taniome ramena Eldrim et Jorad Walred à Valdèra. Le conseil
composé des plus anciens odalistes siégea pour décider du sort d'Eldrim
mais le telodaste trancha avant que leur décision ne fut prise. La
déesse en avait voulu ainsi selon ses dires et nul ne contesta ses
visions. Il arrivait dans certains cas que les décisions du telodaste
soient remises en questions par d'autres odalistes si ces derniers
avaient des visions contradictoires de la déesse. Odalia, comme la
plupart des dieux, ne se manifestait que rarement avec des messages
clairs et précis.
Eldrim
apprit par la suite que son maître et lui avaient été dépêchés suite à
l'appel au secours de Bel'mod. L'empoisonnement du village fut réalisé
par l'intermédiaire de ses réserves d'eau. Quant à Jorad Walred... La
folie habitait entièrement son esprit et les odalistes ne trouvèrent
d'autres explications que l'implication de Manith. Ils l'enfermèrent
sous l'une des tours au fin fond de la citadelle de Valdèra. D'après ses
renseignement, il ne l'avait pas quitté à ce jour.
Prêt à subir le bannissement voir même la mort, Eldrim reçu la nouvelle
avec surprise. Les odalistes commencèrent par lui bander les yeux puis
le menèrent dans ce qu'il devina être un sanctuaire d'Odalia. Il se
souvenait de cet homme qui jurait, lançait les pires insultes. Il se
souvenait que lui ,par contre, avait accepté son sort en buvant à la
coupe que les mains lui avaient tendu. Il ne constata d'abord aucune
différence. Mais il se senti relâché, comme lavé de sa peine, quand il
se retrouva seul, hormis la compagnie de cet homme qui n'avait cessé de
se débattre.
Cet
homme, son frère de sens. Un brigand de la pire espèce qu'il ne
pourrait plus quitter d'une semelle. Il se souvenait de son premier
regard sur son visage. Ses cheveux dorés désordonnés qui évoquaient une
tempête arrivant jusqu'à ses yeux. Son regard plissé, comme aveuglé par
le soleil, d'où transparaissait une malice évidente avec une lueur
ironique aux aguets. Son nez busqué. Son demi-sourire à peine marqué par
ses lèvres fines. Son menton pointu. Il savait reconnaître les filous
au premier coup d'oeil. Mais, sur son allégeance à la déesse, il ne put
s'empêcher de trouver ce bougre particulièrement séduisant.
En
revenant à ses souvenirs, Eldrim réalisa qu’il ne mesurait pas à cet
instant à quel point le fardeau qu'il aurait à porter par la suite
serait lourd. Il pensait s’en douter, oh oui. Pourtant, il ne mesurait
pas...