lundi 18 février 2013

Chapitre 2

Que serait l'existence sans échecs?
Que serait la vie sans ses drames?
Que serait-elle sans égarements?

Perdue de la naissance à la mort,
L”humanité accumule les erreurs.
Elle cherche un chemin en aveugle
Sur une route d'argile gorgée d'eau.

D'égarements naissent d'autres égarements.
La réussite ou son illusion suivent.
Mais le chemin est traitre.
L'échec toujours proche.

La Sphère tourne par accident.
La vie, condamnée à flétrir
Se débat en cherchant un sens
Puis renait dans l'ignorance.


Echecs, égarements, drames.
Tout semble ficelé, tout orchestré
En un parfait désordre symphonique
Sans chef ni sans raison.

Or, conscient de ce fait,
Le sage tombe
Mais jamais ne s'enfonce.







Plongée dans le reflet de son propre regard, prisonnier du verre incrusté au mur de sa cellule, Tialine Mirell cherchait à faire le point sur la journée qui s'annonçait. Une fois encore, la nuit lui avait paru bien trop longue, le royaume de Nelsira lui étant resté fermé jusqu'aux premières lueurs de l'aube. Elle n'était pas insomniaque pourtant. Mais il y avait tant à faire ! Tant à apprendre et tant à oublier ! Son propre regard la mettait mal à l'aise. Plus elle le regardait, plus il lui paraissait irréel, impersonnel. Ces yeux marrons étaient ceux d'une inconnue. Ce nez droit, ces lèvres fines, ces cheveux bouclés encore décoiffés. Etait-ce vraiment elle en face? Elle se faisait peur parfois.


Comme à son habitude, son maître s'était éclipsé avant le lever du jour pour accomplir son rituel quotidien. Elle ne comprenait pas toujours son maître, avec ses coutumes étranges et sa prudence excessive. Au moins faisait-il preuve de patience à son sujet mais son attention frôlait trop souvent l'exagération. A croire qu’elle n’était qu’une gamine !

Elle se détourna de son regard. Il arrivait un moment ou cela lui était insupportable. Pendant un instant elle se demanda qui avait véritablement cédé. Etait-ce elle même ou bien la fille de l'autre côté du miroir?
Son attention se tourna alors vers la fenêtre. La journée s'annonçait particulièrement belle.

L'espace d'un clignement de paupières, une hirondelle traversa  devant la mince ouverture qui inondait la pièce d'un éclat doré, se faufilant depuis les cieux. Les idées dans le vague, Tialine s'approcha de la fenêtre. La ville se révéla à elle une fois encore. La vue était différente depuis les chambres de l'ancien palais de Valdèra.

Valdèra, comme beaucoup de villes de l'Empire, se relevait de ses années sombres de guerres. Elle était autrefois débordante de richesse, accueillant l'élite parmi les sages et les lettrés venus des pays les plus reculés du monde. Certains y venaient pour admirer ses splendeurs, d'autres pour chercher des réponses entre les murs de sa fameuse bibliothèque, le joyau de Torvala, accolée à son académie. Deux cent ans s'étaient écoulés pour les valdèriens. Deux cent années sans le moindre trouble extérieur. Mais la paix ne durait qu'un temps. Les armées de la nation frontalière de Tetrace, en guerre avec le royaume de Torvala, prirent plusieurs fois la cité, saccagèrent ses merveilles et brûlèrent ses ouvrages. Une bonne partie du savoir de la ville fut emporté par les flammes ne laissant de sa splendeur que des vestiges épars. La cité fut par la suite reconstruite avec le peu de ressources qu'il lui restait, s'adaptant aux anciens édifices dont le savoir fut lui aussi égaré. Ainsi, présentait-elle ce mélange particulier d'architecture ou les reliques divines d'un autre temps se trouvaient mêlées à un art plus rudimentaire. Etrangement, le palais de Valdèra avait été le moins touché, si on excluait la malheureuse disparition des quatre vingt cinq statues à caractères divins, qui accompagnaient tout visiteur dans son ascension des marches jusqu'au palais de l'Empereur. Cela faisait déjà quelques années qu'il n'y avait plus trace du moindre empereur à Valdèra, or, le palais avait été investit par les odalistes.

C’était ce qu’elle avait apprit dans les livres. Elle n'avait pas connu la guerre, heureusement. Son maître non plus semblait-il. Mais les blessures étaient toujours présentes, côtoyant la crainte de ces jours sombres.

Un cavalier s'arrêta devant le palais pour sauter de son cheval sans se préoccuper de le confier à quiconque. Il passa les gardes, brandissant haut sa lance bardée de plumes à la hampe. C'était un messager de la déesse et les plumes, celles d'un hibou, chargeaient le porteur d'une missive d'une extrême importance. Tialine le savait, nul ne l'arrêterait dans sa course jusqu'au Telodaste.

Une fois encore de mauvaises nouvelles en provenance de l'ouest. Pourtant, Tialine s'en moquait éperdument. Rien ne lui importait plus que de pouvoir poursuivre son apprentissage. Sa motivation pour devenir odaliste ne venait pas d'un souhait de faire justice, ni du prestige que cela pouvait engendrer. Ce n'était pas entièrement non plus l'influence de son père, odaliste de renom siégeant auprès des sages du palais de Valdèra. Non, c'était une curiosité. La curiosité d'en apprendre plus sur les comportements, sur les motivations de tout un chacun. Elle voulait percer les secrets de la raison. C'est ainsi que son intérêt s'était porté sur les égarés, les chiens enragés incontrôlables qui soulevaient en elle d'innombrables questions. Ces individus que les odalistes traquaient et jugeaient sans délais détenaient certainement la clé de ses interrogations.

Hélas, elle savait que le conseil voyait ses motivations et ses idées de recherches sur la raison d'un très mauvais oeil. Son père lui même l'avait mise en garde sur le danger de ce qu'il considérait comme une lubie passagère. Le conseil n'avait certainement pas décidé par hasard qu'elle, soit disant brillante, fut mise sous l'aile d'un odaliste aussi impopulaire et dévot qu'Eldrim Alven. Et un Frère de Sens, par dessus le marché ! Mais le conseil s'était trompé en pensant que ce dernier la persuaderait de changer. Eldrim n'était pas du genre à imposer sa vision du monde et son rapport avec les dieux ne l'empêchait pas d'être plus ouvert d'esprit que ses ennuyeux supérieurs.
Quelqu'un entra brusquement. Tialine se retourna, surprise, s'apprêtant à sermonner quiconque osait débouler sans avoir la politesse de frapper.

-« Tialine ! Qu'est ce que tu fabriques? Ca fait bien une heure qu'on t'attend !



(work in progress)

Chapitre 1

     Maintes fois brisés, les hommes sont des voyageurs qui renaissent chaque fois pour mieux disparaître. Ils illuminent de leur présence le monde depuis l'aube de leur vie et glissent avec lenteur sur un tableau toujours changeant.
    Ce tableau n'a rien de calme pourtant, c'est un ouragan. Un ouragan meurtrier qui saccage, qui noie les plus infimes espoirs de ceux qui ne sont pas touchés par la fortune. Rares sont ceux pouvant se vanter d'avoir tenu une vie durant sans mourir et renaître plusieurs fois. Rares autant ceux qui ne portent pas de blessures considérées incurables. Les histoires, elles, ne sont que de vulgaires manifestations de cet ouragan. Les écrits, des appels désespérés pour le fuir.






     Le bourdonnement gênant d'un insecte tira brusquement Eldrim Alven du mutisme de ses prières. Progressivement, il ouvrit les paupières qui se mirent à battre sous l'effet du soleil matinal. Le soleil, celui qui voyait sans être vu, punissait les imprudents qui le défiaient. Il pencha la tête en avant pour se soustraire partiellement à lui. Quelques secondes furent nécessaires à ses yeux gris pour retrouver les couleurs cachées sous le voile blanc qui l'aveuglait. De hautes herbes vertes secouées par la brise légèrement rafraîchissante se révélèrent à lui alors qu'il reprenait une bouffée d' air. La rosée encore présente apportait cette odeur enivrante de sous-bois humide. Plus loin, caché dans la végétation d'aulnes verts, le ruissellement d'un cours d'eau s'entendait faiblement. Il était à peine couvert par le chant mélodieux bref et flûté de grives musiciennes, accompagné de celui d'un pic mar, distant, nasillard, beaucoup plus traînant. Une sorte de couinement moqueur.

    D'un mouvement souple, Eldrim se leva, ramassant au passage son bâton de marche posé sur le rocher sur lequel il s'était assis. Il réajusta sa toge, secouant les brindilles qui s'étaient accrochées puis s'engagea d'un pas assuré hors de la petite clairière entourée de charmes. Dans cette clairière, de nombreuses pierres recouvertes de plantes grimpantes et de mousses en tout genre apparaissaient entre les herbes, encerclant le rocher central à distance égale. Paisible. Ce bois l'était. Mais l'harmonie qui régnait ici dépassait de loin celle que l'on trouvait dans les profondeurs humides de la forêt. Le cercle de vie des bois de Valmel, comme tous les cercles spirituels en chaque forêt de Torvala, apportait la sérénité nécessaire pour s'ouvrir à l'esprit résident. Les esprits sylvestres, entités semi-divines associées aux arbres ne faisaient qu'un avec la nature environnante et ceux qui cherchaient à les atteindre s'adressaient pour ainsi dire à la forêt elle-même.
    Valmel était autant le nom du demi-dieu que de la forêt qui s'étendait sur des dizaines de lieues autour de Valdèra, la ville la plus importante de la province de Tohrs. Pourtant, le cercle spirituel de Valmel était rarement visité. Les citadins oubliaient vite, négligeant les arbres, les ignorant presque. Eldrim lui, n'oubliait pas. Depuis sa douzième année, il n'avait cessé de les côtoyer passant pour un garçon anormal auprès des compagnons de son âge qui le raillaient. La rumeur à son sujet s'était amplifiée au fil des ans jusqu'au jour ou il s'était tourné vers Odalia, la déesse de la justice et de l'équité. Odalia était aussi crainte et respectée que ses agents mortels : Les odalistes.

    L'ordre des odalistes existait depuis des millénaires et son influence portait aussi loin que la nation impériale de Torvala. Du détroit de Timel au Mont Athéron, des plaines d'Alden à la passe de Daheden. Les odalistes se trouvaient partout. Traquant les oppresseurs, jugeant les criminels et rétablissant l'ordre jusqu'au fin fond des régions les plus reculées de l'Empire.

    Quinze ans. Cela faisait quinze ans qu'il avait renoncé à ce genre de vie paisible. Une vie d'insouciance. Maintenant qu'il avait goûté à la vérité, depuis son serment à Odalia, ce genre d'existence aveugle lui semblait inconcevable. Pourtant parfois...

    Il devait repousser ce genre d'idées. Le massacre de sa proche famille avait brisé son équilibre. Ses parents, sa soeur, son oncle n'étaient plus. Ils avaient été retrouvés morts un matin dans la cité de Vormont, sa ville natale. La maison saccagée, les corps mutilés. La milice avait fini par recouper l'affaire en mettant la main sur un dangereux désaxé qui avait déjà de nombreuses victimes à son compte. Lui n'y avait jamais cru. C'était une des raisons de son Renoncement, une des raisons pour laquelle il servait Odalia. Ne pas savoir le révulsait au point de ne plus fermer l'oeil la nuit. Bien sur, il y avait sa foi en la déesse. Sa dévotion était sans limite et rares étaient les sanctuaires ou il ne s'arrêtait pas pour prier en voyage. Cela lui valait quelques protestations de la part de ses compagnons. Particulièrement lorsqu'il retournait à ses sources comme il le faisait à cet instant, honorant chaque dieu ou demi-dieu ou rejeton de demi-dieu à la ronde selon les dires de son ami.

    Celui-ci l'attendait, le capuchon de son long manteau relevé. Il avait empoigné dans chacune de ses mains une paire de rênes et lui tendait déjà la bride de son cheval.

-« J'ai bien cru que les racines allaient prendre. Pour un peu je devenais un de ces arbres ! »
- « Te transformer en arbre serait le moins que l'on puisse faire en terme de châtiment Yohnis. Ce serait même une bénédiction en bien des aspects. »
- « Ce serait d'un ennuyeux oui. Regarde moi ! Ai-je l'air d'être le genre d'homme à rester les deux pieds enfoncés dans la terre? »
Yohnis Nieldigan illustra ses paroles en sautant sur une vieille souche qui dépérissait sur le bord du chemin. A sa grande surprise, celle-ci se brisa sous son poids dans un craquement sec et en l'espace d'une seconde, son ami incrédule se trouva le nez dans la boue.
- « Tout bien réfléchi
tu as raison, affirma Eldrim en riant, je ne vois pas comment tu pourrais te passer d'y plonger la tête. »
Son compagnon se releva en grommelant non sans avoir été traîné sur quelques pas par sa jument alezane qui, Eldrim en était presque sur, aurait sûrement ricané si les dieux lui en avaient donné la possibilité
.

    Yohnis Nieldigan ne changeait pas. Cela faisait presque dix ans qu'Eldrim le connaissait. Derrière cette maladresse de façade et des airs de joyeux drille, un esprit vif et talentueux dormait. Le contraste était tel qu'il se demandait parfois s'il ne jouait pas simplement un rôle, bien que cela sembla trop bien mené de la part d'un simple mortel comme Yohnis.  Ainsi en était-il souvent venu à conclure qu'il trouvait un équilibre, amenant aussi bien le pire que le meilleur. Mais au delà de sa compagnie et de ses compétences, Yohnis était ce que l'on appelait son Frère de Sens.

    Les Frères de Sens, que l'on nommait plus communément les Affranchis Enchainés, ne se séparaient jamais. Et pour cause, ceux qui portaient ce nom, agissant toujours par deux, devaient rester ensemble autant que possible pour bénéficier du don que la déesse leur accordait. Un don permettant de voir le monde au delà de ce que les sens humains offraient. Un don mais un fardeau proche de la malédiction. Ceux que l'on nommait ainsi ne pouvaient se séparer plus de quelques jours sans se voir dépossédés peu à peu de leurs sens.
La plupart le devenaient par choix. Acceptant le sacrifice imposé pour mieux servir leur divinité. Mais dans certains rares cas, le choix n'existait pas.

    Yohnis et Eldrim avaient goûté tout deux à l'obligation. Leur lien, une forme de repentir, était leur seconde chance. Il marqua un nouveau départ, une décennie auparavant, alors que tout deux s'étaient attirés les foudres de la déesse Odalia pour des raisons différentes. Sans se connaître, ils furent jugés par les hommes pour leurs actes. Ce sort bien entendu réservé aux odalistes rachetés avait permis à Yohnis d'échapper de justesse à une exécution en règles. Grâce aux dieux, Eldrim s'était trouvé au bon endroit au bon moment. Mais Yohnis ne le voyait pas toujours de cet oeil et rechignait souvent devant cette réalité. Des dieux, il n'avait jamais voulu avoir à faire et cela ne changerait pas de si tôt.

    Se souvenir de ce qui l'avait conduit sur ce chemin n'avait rien d'agréable. Eldrim s'était juré, pourtant, de ne jamais oublier et chaque détail était resté gravé dans sa mémoire, aussi clairement que si cela s'était produit la veille. Il se souvenait oui...


    C'était un matin d'hiver. Un vent rageur avait assailli toute la nuit les foyers du village reculé de Torahm sur le plateau de la Veuve Blanche, en bordure des montagnes de Cilcera. La neige recouvrait tout à perte de vue, isolant dans une froide torpeur ses habitants réfugiés, coupés du monde jusqu'à leur proche voisinage. Il se souvenait de ce froid mordant, engourdissant malgré les couches de laine qui le recouvraient. Il se souvenait de la fatigue. Des jours de marche interminables. Les chevaux n'avaient pu suivre la ou les voyageurs raisonnables n'osaient s'aventurer une fois l'hiver arrivé. Pourtant ils passèrent, et c'est en ce jour naissant ou le soleil perçait à peine à travers les nuages qu'ils arrivèrent exténués sur les hauteurs d'un Torahm à moitié enseveli. Un village fantôme, il s'en souvenait. Tout semblait figé. Le temps lui même paraissait gelé et le crissement de la neige sous leurs bottes provoquait un vacarme sans nom à côté du silence qui régnait dans les alentours.

    Il n'était encore que le jeune Demiste accompagnant son maître, Rihl Taniome, qu'il suivait depuis bientôt quatre ans. Ce dernier comme à son habitude n'avait soufflé un mot de la matinée et il sentait que la patience du vieil homme arrivait elle aussi au bout du voyage. Ne voyant aucun signe de vie, il approcha de la seule habitation en vue dont l'entrée avait été déblayée et frappa trois coups secs de son bâton de marche noueux; sans résultat.

«  Bougres de trouillards ! Ouvrez ou je jure de tous vous faire écarteler sur ce qu'il vous reste de place de village ! Ouvrez par Odalia ! »

Il leva de nouveau son bâton dans un geste pour heurter encore une fois la porte qui s'entrebâilla révélant la frimousse toute penaude d'un homme au visage arrondi. Après une brève inspection vers Rihl et un coup d'oeil inquiet en remarquant Eldrim derrière lui, l'homme referma la porte.
« Un instant ! » fit-il de l'autre côté d'une voix exagérément aigüe qui traversait à peine le pin. Ils restèrent ainsi de longues secondes, attendant dans ce qui aurait pu être un silence si on excluait les bruits de meubles que l'on déplaçait et le fracas de verres ou d'assiettes brisés à l'intérieur. L'homme réapparu brusquement, ouvrant complètement la porte. Son visage empourpré et ruisselant témoignait d'un effort physique important dont la raison  rendait Eldrim perplexe. Tout emmitouflé qu'il était dans ses fourrures, ce quinquagénaire ne dépassait pas les cinq pieds de haut et paraissait presque aussi grand que large. Ses cheveux décoiffés tournant vers le gris n'étaient pas suffisamment longs pour tomber d'une quelconque façon et lui donnaient un air négligé. L'inquiétude transparaissait sur son visage. Ici tout autant qu'ailleurs, la présence d'odalistes n'était pas vue d'un très bon oeil.  L'homme pris la parole alors que Rihl Taniome s'apprêtait à le faire.

    -« Mère des cieux ! Z'êtes des odalistes hein? Y a jamais personne qui s'pointe ici. Alors voir des hib... euh...enfin j'veux dire des agents de l'empire ! J'en crois pas mes mirettes ! J'peux vous aider messeigneurs? »

    De par le passé, son maître était entré dans des fureurs noires pour bien moins que cela. Lui même le craignait. Son emportement allait parfois trop loin, bien au delà de l'impartialité requise pour un odaliste. Pourtant la fatigue du voyage devait avoir calmé ses accès de rage car il se contenta de répondre d'une voix méprisante avec un soupçon de hargne.

    - « Oui, bouclez la et écoutez moi pour commencer. Je vais faire bref. Nous savons qu'il est ici. Nous savons que Bel'Mod l'ancien se cache quelque part dans ce misérable village et je suis bien déterminé à vous faire cracher les justes paroles pour le retrouver. Vous comprenez j'espère? »
- « B...Bel'Mod l'ancien? C'est pas ici qu'vous l'trouverez. Qu'est ce que vous lui voulez? Qu'est ce que c'te bougre de Bel'Mod a pu faire c'te fois pour s'attirer des ennuis? »
- « Cela ne vous regarde pas. Ou est il? »
- « Ben chez lui pardi. Mais avec c'te foutue neige ça sera pas simple. L'habite un peu plus haut. »
Eldrim pensait qu'il allait s'écrouler. Il espérait au moins que son maître leur accorderait une pause mais le vieil homme n'aimait pas attendre et il savait qu'il accomplirait sa tâche sans délais pour repartir aussitôt. Tel était l'entraînement qu'il devait subir. Peu de demistes pouvaient se venter d'avoir un maître aussi odieux et dédaigneux, aussi imbu de sa personne que Rihl Taniome. La formation des demistes ne durait rarement plus de six ans et se rappeler que le plus long était passé l'aidait à tenir le coup.
- « Vous allez nous y conduire. Maintenant. »
- « Maintenant? C'est que... » Son regard croisa celui du maitre odaliste et son expression à demi scandalisée qui s'était peinte sur son visage ne resta que le temps de deux battements de coeur, faisant place à une mine déconfite. « Je...oui oui...j'vais vous y conduire ! Mais j'veux rien avoir à faire avec vos histoires hein !»

    Il ressortit quelques minutes plus tard, une fourrure endossée et un bonnet de laine en guise de couvre chef.
Atteindre la demeure de l'ancien ne fut effectivement pas une mince affaire, mais bien que le cumul du voyage rendait la tâche beaucoup moins évidente, cela restait tout de même raisonnable en comparaison de ce qu'ils avaient traversé jusqu'à présent. Certaines habitations étaient littéralement englouties sous la neige, leurs toits se profilant tels des débris flottants dans une mer blanche.
Les quelques maisons éparpillées ne formaient pas plus d'un hameau. Ce ne fut seulement qu'une fois arrivés dans la partie supérieure que l'utilisation du mot village se trouva justifiée. Alors qu'ils avançaient dans la neige, leurs pieds s'enfonçant sans toucher ce qui devait être des marches, ils virent un rassemblement de maisons de bois. La neige était moins présente ici en raison du travail qui avait été mis en oeuvre pour la déblayer. Pourtant il n'y avait nulle âme en vue.

    Le petit homme rond les guida quelques pas puis désigna de la main l'un des chalets qui se tenait sur la place, bien en évidence. Il n'avait rien de différent par rapport à ses voisins. Une simple maison de pin, probablement de ce mélèze qui s'étendait abondamment autour du village en une vaste forêt. Nus et dorés, alors que la neige ne les avait pas encore recouverts, ils avaient suscité l'émerveillement d'Eldrim la toute première fois que le spectacle de ces arbres s'offrit à ses yeux. Cette maison, donc, n'avait rien de remarquable et en soit, cela en faisait une cachette idéale. L'homme qui les avait conduit s'éclipsa sans dire un mot et Rihl Taniome ne sembla pas y prêter la moindre attention. La seule chose qui devait compter à présent pour lui se trouvait dissimulée entre quatre murs devant lui.

Ils entrèrent sans plus attendre, tout en ayant frappé au préalable sans que nul ne se manifeste.
Une chaleur étouffante les assaillit à peine le seuil de la porte franchi, rendant leurs couches de laines superflues voir même totalement inappropriées.

« Ainsi ils vous ont envoyé à moi? »

    La voix venait de la pièce à laquelle ils faisaient face. L'unique pièce visible à vrai dire. Il n'y avait aucune ouverture se profilant, aucune preuve que le soleil était bien levé dehors. La seule source de lumière notable qui permettait au moins d'y voir quelque chose provenait du feu qui crépitait dans l'âtre quelques pas plus loin. C'était prêt de ce feu justement qu'Eldrim discerna une silhouette, le dos tourné et assise sur une chaise. L'homme qui avait parlé était celui qu'ils recherchaient. Bel'Mod l'ancien.
Tout en avançant sur le carrelage en terre cuite, Rihl Taniome lança sans douceur une réponse.
« Je suis las de perdre mon temps à chercher ceux de votre espèce. Et plus las encore de devoir batailler pour vous arracher la moindre information. Coopérez sans délais Bel'Mod, pour l'intérêt de tous, ou je risque de faire quelques entorses aux règles. »

    La chaise grinça et Bel'Mod se leva. C'était un homme de taille moyenne, légèrement voûté en raison de son âge avancé. Il ne s'aida pourtant de rien de plus que de ses deux jambes quand il se détourna du feu pour faire face à son interlocuteur impudent. Eldrim devina un visage parcheminé, fripé, à la lueur des flammes qui dansaient dans le fond de la pièce. Son crâne était nu.

-« Ceux de mon espèce? Voilà une façon bien originale de me demander une faveur, odaliste. Les politesses se perdent de nos jours. Et ce jeune homme est sous votre aile protectrice? Quel gâchis. Ceux de mon espèce...dois-je vous rappeler que les Vahirs demeurent libres et n'obéissent qu'à la volonté de la déesse?  »

-« Vous souhaitez peut être que je vérifie si votre fidélité envers la déesse est aussi irréprochable que cela? »

-« En un autre temps, odaliste. Quoi que vous fassiez, je ne pourrais vous livrer ce que je sais avant demain. Les signes sont incomplets. Le message est brouillé, complexe. J'ai besoin d'autres indices. »

-« Comment ça brouillé? Vous n'avez pas eu notre message? »

    Bel'Mod se contenta de soupirer. C'est alors qu'Eldrim croisa un instant le regard de l'ancien, brillant dans la pénombre, quand celui-ci le promena d'un odaliste à l'autre.
Les Vahirs étaient des gens étranges. Le plus souvent isolés. Il n'avait eu que de rares occasions d'en rencontrer au cours de ses voyages avec Rihl et il n'arrivait toujours pas à se faire à leurs yeux. Des yeux rappelant ceux des hiboux. Une autre marque d'Odalia.

- « Alors? »

- « Vous, odalistes, ne comprenez pas. Dois-je vous rappeler que les visions ne se manifestent que de nuit selon le bon vouloir de la déesse? Votre homme n'est pas loin et il agira bientôt, voilà à peu prêt ce que je sais. En attendant vous feriez mieux de vous reposer, et d'attendre.  »

    L'odaliste n'eut d'autre choix que de réfréner sa colère, ce qu'il parvint à faire non sans mal au bout d'un certain temps. Eldrim Alven, lui, poussa un soupire de soulagement à peine perceptible. Il ne connaissait que trop l'expression résignée qui se dessinait sur le visage de son maître. A l'instant même ou elle apparut, il comprit qu'il pourrait enfin trouver ce repos tant mérité qu'il attendait.

    Le Vahir présenta des couches posées  à même le sol aux deux voyageurs. Du point de vue d'Eldrim, c'était un luxe mais son maître refusa fermement l'invitation du vieil homme, préférant selon ses paroles, « profiter de l'air matinal et inspecter le village ». Sa colère semblait passée pour le moment et Eldrim remercia les dieux de voir que Rihl se désintéressait une fois encore de son demiste.

    Il resta longuement éveillé. Il n'aurait su dire combien de temps, peut être une heure, peut être deux. Fermant les yeux, il sentait malgré tout la présence de Bel'Mod qui s'était remis au coin du feu et marmonnait tout seul des propos inintelligibles. La fatigue l'aurait poussé à s'endormir sans délais en d'autres circonstances mais il avait comme un sentiment désagréable qui le tenait éveillé, le mettait mal à l'aise. Toutes sortes de pensées fusèrent dans son esprit, s'enchaînant de manière désordonnée jusqu'au moment ou son égarement le ramena aux souvenirs de sa famille.

    Beaucoup de blancs, de vides, les images qu'il en avait gardé s'effaçaient avec les années. Pourtant certains détails demeuraient, presque inaltérés par le temps. Il aurait aimé ne plus les avoir en tête. Ces visages figés, crispés par la douleur qui avait précédé la mort. Une mort atrocement longue à n'en pas douter. Ces visages de son ancienne vie qui le hantaient. Pour la énième fois, l'odeur du sang lui revenait. Il ne parvenait pas à s'en défaire. Cette odeur le suivait partout depuis ce damné jour ou il les avait trouvés baignant dans une mare rouge au milieu de la pièce. Non. Il devait cesser d'y penser. Oublier. Juste oublier...

    Le feu dans l'âtre exécutait toujours sa danse sempiternelle alors qu'Eldrim se redressait, concluant qu'il ne dormirait pas de toute manière. Un coup d'oeil rapide l'informa que le Vahir n'était plus dans la pièce. Quand était-il parti? Quelques secondes seulement s'étaient écoulées depuis la dernière fois qu'il l'avait entendu murmurer. Une poignée de secondes seulement avant qu'il ne réalise qu'il ne sentait plus la présence du vieil homme. Un frisson parcouru son échine. Il se leva pour de bon et enfila ses bottes, non sans scruter les alentours, méfiant.

    Pas un bruit . D'un pas feutré il avança sur la terre cuite et commença à se rapprocher de la chaise prêt du feu. Alors il fixa les flammes, à demi-songeur. Elles avaient quelque chose d'attirant ces flammes. Elles semblaient l'inviter à venir s'égailler auprès d'elles, le séduire en l'effleurant de cette douce chaleur caractéristique. Il resta la, un long moment, à imaginer des formes se dessiner, de la même façon qu'il l'aurait fait en regardant des nuages se promener dans le ciel. C'était pourtant bien différent que de lever les yeux  pour interpréter des signes flottant avec lenteur. Tout était vif et éphémère dans ce tableau. Comme la représentation d'une sorte de passion destructrice à l'oeuvre.

    Passion destructrice. A peine ces mots avaient-ils effleurés sa conscience qu'il recula brusquement. Les flammes auraient-elles cherchées à le dévorer qu'elles ne se s'y seraient pas aussi bien pris. Les voyant s'agiter, affamées comme elles étaient, il en devint presque certain quand une multitude de braises s'envolèrent en tout sens, atteignant dangereusement l'un des tapis de fourrure qu'il n'avait pas remarqué en entrant. La divinité du feu Huuros semblait en avoir après lui. Inconcevable. Son instinct lui dicta de ne pas rester dans les parages. Il fit volte face et étouffa un hoquet de surprise. Bel'Mod était la, juste devant son nez. Son regard animé par les flammes plongea dans celui du jeune demiste. Un sourire se figea sur le visage indiscernable du vieil homme alors que le feu engloutissait pour de bon la salle et ses occupants en même temps que le cri devenu désormais lointain d'Eldrim.

« Vareo daoor telpo saes »
Gloire aux valeurs des justes.
Ses paupières lourdes se soulevèrent et il trouva son père qui le regardait. Sa mère aussi, qui se tenait à ses côtés légèrement penchée en avant. Elle passa une main sur son front, comme pour vérifier sa température. Elle avait les mains tellement douces.

- « Mère? »
- « Chut mon fils, dors, ne regarde pas, tu ne dois pas regarder. »
- « Regarder? Qu...ou suis-je?

    Il avait du mal à la reconnaître, à les reconnaître. Tout était tellement flou. Son père avait toujours cette courte barbe noire striée de gris qu'il entretenait avec soin. Un nez bourbonien et un regard qui rappelait la verdure des bois d'Ahrilen. Elle, paraissait toujours aussi jeune. Sa mère devait avoir dix ans de moins que son époux et la grâce de son visage s'accordait avec la douceur de ses mains. Pourtant, des rides marquant le passage du temps apparaissaient ci et la, altérant sa jeunesse.

- « N'oublie pas la pelle, ne l'oublie pas. »
- « Sèche tes larmes, tu es un homme ! »
- « j'ai mal, j'ai tellement mal. Eld ! ELD ! Rend moi ça ! »

D'autres visages sortaient de la brume en même temps que de nouvelles voix, son oncle, sa soeur et un inconnu. Un homme. Quel était son nom déjà?

- « Je suis désolé. Vraiment désolé. »

Cette fois, un type armé et protégé par une maille recouvrant un uniforme vert  blasonné venait de parler.

- « On l'trouvera, on l'trouvera l'enfoiré qui a fait ça »

    Soudain, les visages paisibles de sa famille changèrent, devenant des masques de terreur. Douleur, incompréhension, tristesse. Leurs regards suppliant semblaient chercher Eldrim pendant que leurs lèvres incapables de prononcer un mot s'agitaient avec lenteur. Puis le sang, leur sang commença à se déverser en flots à leurs pieds, s'échappant des profondeurs de leurs innombrables plaies.
L'odeur familière du sang pénétra l'intérieur des narines d'Eldrim, qui regardait, tétanisé. Une impression de vertige se manifesta alors que la nausée le submergeait.

    Eldrim se réveilla brutalement et en nage. Le sentiment d'écœurement ne l'avait pas quitté et il mit quelques secondes à se faire à l'idée que tout ceci n'était qu'un cauchemar. « Pas vraiment qu'un cauchemar » pensa t-il. Il ne comptait plus les nuits ou ses rêves avaient pris un chemin identique. Il ne tenait pas à revoir le passé pourtant, son inconscient se chargeait de déterrer à la moindre occasion son fardeau. Cette blessure qui ne cicatriserait jamais. La pièce était bien plus sombre désormais. Le feu avait pratiquement fini par s'éteindre dans l'âtre. Cette constatation souleva quelques questions. Combien de temps avait-il dormi? Ou étaient passés Rihl Taniome et Bel'Mod l'Ancien? Il s'empressa d'aller vérifier de lui même en enfilant ses vêtements et ses bottes pour se diriger vers ce qu'il devina être la porte dont il avait franchit le seuil un peu plus tôt avec son maître.

    Le vent gémissant avait refait son apparition dehors et le soleil déclinait déjà dans le ciel alors que la neige, elle, n'était pas retombée, comme le dénotaient les empruntes au sol toujours visibles. Autour de lui, le village oppressé par le vent avait conservé son apparence désertique.
Le froid mordant qui passa à travers ses laines poussa Eldrim à envisager de retourner à l'intérieur mais cette idée s'envola aussitôt. Sentant le poids d'un regard à sa droite, il tourna vivement la tête à peine suffisamment vite pour remarquer que quelque chose ou quelqu'un s'était faufilé derrière une maison.
Et c'est ainsi qu'il se retrouva quelques minutes plus tard, jusqu'aux genoux dans la neige, la ou la curiosité l'avait mené en suivant les traces au delà du village. Des traces, et non des empruntes, qui donnaient l'impression que quelqu'un avait rampé depuis les habitations pour se perdre dans les bois.

    Une odeur fétide chatouilla les narines d'Eldrim Alven alors que la piste, qu'il suivait depuis une bonne demi-heure, disparaissait en même temps que la neige, à la naissance d'un amas de rocailles nues. Une sorte d'entassement qui formait pratiquement une colline dominant les mélèzes.
    Trébuchant, glissant, manquant de peu de se fouler une cheville bien que se rattrapant habilement sur les pierres fuyantes, il arriva enfin à ce qui rappelait un point culminant.  Cette odeur de charogne n'avait cessé de l'assaillir et était devenue pratiquement insupportable. Elle affûta plus encore sa curiosité grandissante, curiosité qui le poussa à ignorer cette voix intérieure, écœurée, qui le conjurait de faire demi-tour à chaque fois qu'il mettait un pied devant l'autre.
    Rien. Aucune piste ne reprenait ou qu'il regardait. Seuls apparaissaient les arbres blancs innombrables qui s'étalaient à perte de vue et les multiples fumées en provenance de Torahm.
    Une bourrasque de vent le cingla dans le dos, chassant un instant la puanteur et manquant de peu de l'envoyer rouler sur l'autre versant. C'est en tentant de garder son équilibre que ses yeux s'arrêtèrent entre ses pieds. Il faisait plus sombre désormais mais cela ne l'empêcha pas de distinguer un morceau de bois qui ressortait d'entre les pierres. Pas qu'une simple branche tombée d'un arbre et arrivée la par hasard. Il n'y avait pas de ce type de bois par ici, et ce dernier était taillé de main d'homme.

    Eldrim tira dessus et immédiatement, réalisa qu'il tenait le bâton de son maître entre ses mains. Plusieurs questions se bousculèrent dans sa tête et une poussée importante d'adrénaline vint tout de suite mettre ses sens en alerte. Quelque chose n'allait pas.
    Eldrim se pencha sans attendre. Il souleva les pierres une à une. Les rejeta un peu plus bas avec énergie. Les pierres tombaient, ricochaient, s'entraînaient les unes les autres en cascades alors que le jeune demiste redoublait d'efforts et creusait avec vigueur. La sueur commençait à perler sur son visage. Soudain il poussa un cri. Il y avait quelqu'un sous l'amoncellement. Une étoffe. De la laine. Il creusa plus encore, presque avec frénésie, haletant sous l'effort, suant sang et eau. Et les pierres tombaient. Elles tombaient en un concert de fracas, suffisant pour mettre en alerte les occupants de la forêt à des lieux. Le bruit de leur chute sembla se poursuivre un moment alors qu'Eldrim avait cessé tout mouvement, se tenant la en silence, le regard rivé au sol.

    Des morts. Il ne creuserait pas plus. Immédiatement, Eldrim en eut l'estomac totalement retourné. S'écartant un peu plus, il glissa de nouveau sur une pierre. Il devait rester fort. Ne pas paniquer. Chaque bouffée d'air renforçait ce sentiment insupportable. Chaque bouffée réveillait ses pires cauchemars ancrés au fond de lui même. C'est à peine s'il trouva le souffle de lâcher entre ses dents un « oh déesse ! ». Il ne parvenait plus à détacher son regard. Chacun de ses membres étaient paralysés, ignorant l'appel intérieur qui n'avait de cesse de hurler : « Cours ! Ne reste pas la ! »

    L'odeur s'accordait désormais parfaitement avec le tableau macabre qui se présentait à ses pieds. Il distinguait trois corps. Tout aussi décharnés, tous autant touchés par cet état de décomposition avancée.
L'un d'eux le fixait de son orbite vide à la cavité grouillant de larves, le visage crispé dans ce qui peignait le rictus de douleur qui avait précédé sa mort. L'autre n'apparaissait que de dos, ses vêtements déchirés et couverts de sang séché était sûrement mort quelques temps plus tard, son bras brisé remontait derrière lui vers l'emplacement de son crâne absent. Le dernier corps était celui d'une femme. Son ventre ouvert servait de nid à toute une faune d'insectes rampants. Sa bouche et ses yeux attaqués par les nécrophages étaient seuls touchés. Le reste de son jeune visage indiquait une mort beaucoup plus récente que les deux autres. La paralysie d'Eldrim ne fut que de courte durée. Il détourna son regard de cette vision d'horreur, tout en cherchant à maîtriser l'irrésistible envie qu'il avait de rendre son dernier repas en date. S'éloigner ! Et vite !

    Brusquement l'un de ses pieds se retrouva entraîné par le déplacement de cailloux sous son poids. Était-ce la peur qui l'assaillait qui l'empêcha de retrouver un semblant d'équilibre? Il s'étala de tout son long sur l'amas, quelques écorchures ou bleus valaient mieux que de se briser la nuque dans une descente suicidaire. C'est à cet instant qu'il comprit. L'odeur était apparue bien trop tôt, bien trop fortement. Elle ne pouvait pas venir uniquement de ces trois corps qu'il venait de dégager. L'amoncellement devait cacher bien d'autres macabres secrets. Un charnier ici? Si prêt du village? Cela pouvait expliquer l'absence d'activité. Cette impression de village fantôme. Mais qui aurait fait une chose pareille? Et pourquoi y avait il une preuve du passage de son maître au sommet? Son maître. Que par Odalia, pouvait-il bien être devenu?


Ces questions sans réponses n’arrangeaient pas son malaise général et la nausée devenait insurmontable. Eldrim se releva,  dévala presque en courant l’amas de cailloux et se retrouva plié en deux derrière les arbres en l’espace de quelques secondes.

Se tenant d’une main sur le tronc lisse et cendré d’un mélèze, Eldrim qui se remettait tant bien que mal ne perçut que de justesse le bruit inhabituel qui parvint jusqu’à ses oreilles. Quittant le sol enneigé du regard, il concentra toute son attention vers la source de ce bruit. Un son qui ressemblait fort à un gémissement qu’il constata entrecoupé de sanglots en se rapprochant. Instinctivement, il porta sa main à sa ceinture, dégageant une lame incurvée de quinze pouces qui aurait pu passer sans mal pour une arme de cérémonie avec ses motifs ornés en l’honneur d’Odalia. Le vent arrivait difficilement  à cette hauteur en raison des ramures qui empêchaient ce dernier de s’engouffrer aussi bas et il ne put couvrir de son souffle le craquement des pas du jeune demiste dans la neige.
Les pleurs cessèrent brusquement à la naissance d’un rire.
-“La Dame Blanche endort les faibles, les ignorants et les corrompus. Pourquoi ne pas dormir à votre tour? ”
-”Qui est la? Montrez-vous !”
Eldrim brandissait désormais son arme, avançant d’un pas prudent, prêt à se défendre à la moindre occasion. La voix avait été rauque, légèrement tremblante. Sa voix à lui par contre semblait étonnamment ferme.
-”La curiosité ne mène qu’au désespoir des hommes. La curiosité tue. Pourquoi ne pas simplement dormir?”
-”J’ai dit qui est la ! hurla Eldrim; Répondez !”
Cette fois ses nerfs lâchaient.

Silence. Aucune réponse. Eldrim percevait maintenant clairement le murmure du vent au dessus de lui et il sentit comme d'instinct le poids d'un regard. Ses cheveux lui paraissaient s'être hérissés sur son crâne, imitant les poils de son corps, et si quelque chose avait remué, ne serait-ce qu'un écureuil sur un arbre, il aurait certainement bondit l'arme à la main en poussant un cri.

Il avança encore dans ce silence pesant, conservant toute sa vigilance. Soudain il se trouva devant un mélèze couché, au beau milieu d'une clairière. Un homme attendait, assis sur le tronc. Du moins semblait-il attendre. Eldrim ne s'interrogea pas immédiatement sur ses intentions. Il remarqua avant tout sa toge en laine et cru un instant qu'il était tombé sur son maître. Mais la toge n'était ornée d'aucun motif et il n'y avait pas trace de l'emblème du hibou. Seulement une division de blanc et de noir, opposés mais unis sur la même balance pour former un équilibre parfait. A peine parvenait-il à croire ce qu'il voyait. En tant que demiste, il portait habituellement la même toge, bien qu'il eu renoncé à la prendre pour ce voyage.

Comment un demiste pouvait-il se trouver seul ici? Etait-il en train de devenir fou? Ou simplement perdu dans un autre de ses rêves? Il s'attarda alors sur son visage et cette fois, il du faire un effort véritable pour ne pas béer de surprise. L'homme l'avait remarqué lui aussi et paraissait étonné dans la même mesure que lui.

Il reconnaissait ce visage, maigre et ovale. Ce front large, ce menton pointu et ce nez camus. C'était Jorad Walred. Jorad Walred était un jeune homme de taille moyenne, fin mais tout en muscles. Il portait sur Eldrim un regard empli de froideur et de dureté qui semblait inapproprié pour un visage que l’on pouvait qualifier d’innocent. Eldrim remarqua les cernes sous ses yeux. Il remarqua aussi son teint, plus blême que jamais et sa barbe, d'une semaine au moins. Ses cheveux châtains étaient rejetés en arrière et tombaient dans son dos.

Eldrim et Jorad Walred s'étaient rencontrés le jour de leur Renoncement. Ils avaient le même âge, suivaient des objectifs similaires et voyaient dans leur vision du monde une image assez proche. Ils s'étaient tout deux rapidement liés d'amitié bien que leur formation d'odaliste les avait poussés à devenir d'estimés rivaux. Eldrim enviait souvent son ami sur un point. Il avait un maître sage et bienveillant. Tout l'opposé de ce démon de Rihl Taniome.
   
Pourtant, quelque chose n'allait pas chez Jorad. Son regard était d'une profondeur inexpliquée et son apparence le rendait effrayant. Il ne se souvenait pas de l'avoir jamais vu ainsi. Un sourire se dessina sur ses lèvres exsangues et Eldrim réalisa qu'aucun changement n'opérait dans ses yeux.

-”Eh bien Eldrim? Ca alors ! Toi ici? A voir ta tête on jurerait que Mezroth te pourchasse. T’aurais quand même pas offensé le dieu maléfique?”

Long silence, Eldrim cherchait ses mots.

- “ Tu...oh déesse ! Mais que se passe t-il dans ce village? J'étais en train de...Non, attend. C'est impossible, Jorad, tu ne devrais même pas être la. Tu étais parti au nord, pour Bastelor !  Eldrim regarda alors nerveusement autour de lui.  Ces gémissements et ces cris. J'aurais juré que ça venait d'ici...j'aurais... “

- “ Alors tu ne sais rien? Vraiment rien?  Le timbre de la voix de Jorad Walred eu la violence du claquement sec d'un coup de fouet sur Eldrim. Ils m'ont piégé Eldrim. Et ils t'ont sûrement piégé aussi. Ils veulent se débarrasser de nous. Un moment j'ai cru qu'ils t'envoyaient toi, pour faire justice au nom de la déesse. La justice ! Voilà le mot qu'ils utilisent pour couvrir leurs actes. Mais toi comme moi, nous savons. Nous savons que ce n'est rien d'autre qu'une mascarade. Un moyen déguisé pour agir à leur guise et contrôler. Car ils ont peur Eldrim, ils ont peur... “


-”Peur? Un piège? Je ne comprend pas. Explique toi.”

-” S’ils t'ont mené ici, c’est  pour me trouver. Ils...écoute. Je ne sais pas ce qu’ils t’ont dit mais ils pensent que je suis responsable de sa mort. Ils pensent que j'ai voulu tuer maître Dorv. Je...

-”Ton maître ?! Pattren Dorv est mort?!”

Cette fois, Eldrim cru déceler de l’amusement dans le regard de son ami mais ce dernier ne souriait plus.

-”Il est mort oui...par accident. Ecoute, j'ai besoin de ton aide Eldrim. J'ai besoin de leur prouver, de leur montrer qu'ils font erreur. Mais pour ça tu dois leur faire comprendre. Je n’ai plus que toi maintenant.”

Des larmes maintenant.  Etait-ce bien de la que venait le scintillement dans ses yeux? Quelque chose dans la voix de son ami le toucha. Ce n'était pas seulement ses paroles. Il avait de l'affection pour lui. Ce genre d'affection qui ne s'explique que difficilement avec des mots et qui demeure gravée dans la roche, figée dans la pureté et la noblesse de ces instants qui ont forgé une amitié. Comme des promesses inaltérables au goût d'éternité, liés à ces souvenirs encensés, dormant unis au fond du coeur et de l'âme.


    Les questions s'envolèrent un instant. Il ne pouvait pas le laisser tomber. Pas oublier ce qu'il était à ses yeux. Peut être avait-il vraiment fauté mais Jorad ne pouvait pas avoir tué son maître.

-”Raconte moi tout.”

Eldrim s'était adossé à un arbre, à quelques pas de celui ou se trouvait Jorad. Patiemment, il écoutait et se faisant, examinait les gestes et l'attitude de son ami. Ils étaient partis de Valdèra une bonne semaine avant Eldrim et son maître. Comme Bastelor se trouvait un peu plus au nord de la chaine de montagne de  Cilcera, ils avaient fait halte à l'est, dans la ville de Danven à deux ou trois miles du premier versant. Pattren Dorv n'était pas le genre à se fier aux rumeurs, pourtant, ils rencontrèrent des villageois en fuite qui attirèrent son attention. Ces villageois venaient du plateau de la Veuve Blanche et vivaient à Tohram.
Ils déclarèrent qu'un homme manipulant les arts occultes avait volé la raison de tout ses habitants, qu’ils buvaient ses paroles, le considérant comme l'égal d'un dieu, et satisfaisaient ses moindres désirs. Ils constatèrent alors à leur arrivée que les villageois rescapés n'avaient pas fabulé et ils réalisèrent assez vite qu'ils étaient tombés dans un véritable guêpier, manquant de peu de finir tout deux emportés par Mezroth.
Pourtant, Pattren Dorv su faire preuve de suffisamment de sagesse pour ouvrir les yeux de certaines victimes. Voyant qu'ils avaient été manipulés par la magie de Bel'mod, car c'était bien de l'ancien dont il était question, les villageois se retournèrent contre lui. Mais ce dernier avait pris les devant et une étrange maladie s'était abattue sur le village, emportant  la majorité de ses habitants. Son maître avait succombé lui aussi dans l’épidémie.

-”Je n’ai vraiment rien pu faire...c’était un véritable désastre. Je n’avais pas d’autres choix que de fuir ici. Il les a tous tués Eldrim. Tous ! Et s’il m’a laissé en vie, c’était pour mieux m’accuser, pour se laver de ses crimes ! Mais à propos...ou est ton maître?”

-”Je ne sais pas. Il a disparu quand...”
Une pensée effrayante traversa l’esprit désemparé d’Eldrim. Il avait dormi en présence du Vahir baissant complètement sa garde et s’exposant aux pires dangers. Quant à son maître, il pouvait tout aussi bien être mort à présent.

-”Alors méfies-toi de Rihl Taniome, en plus des villageois survivants. L'ancien se sert peut être déjà de lui. Il sait répandre ses paroles et en abuse comme d'un venin. J'étais terrifié Eldrim, mais avec toi, il reste un espoir. Nous pouvons y arriver tout les deux. Nous pouvons le conduire devant Odalia pour lui faire expier ses crimes !“

Encore ce regard qui semblait appartenir à un autre homme. Eldrim sentait qu’un détail d’importance lui échappait mais il était déjà bien trop égaré pour comprendre. Certaines réponses viendraient sûrement en aidant Jorad Walred et il ne souhaitait pas l’abandonner dans une telle situation.

-”Je t’écoute, que proposes-tu?”

-"D'aller la ou il s'attend le moins à nous trouver en ayant toutes les cartes en main, mon ami."

Son regard devint brûlant de ferveur.

“-D’aller sous son propre toit...”


Rien n'avait vraiment changé dans la demeure de Bel'mod. Rien excepté que la dernière étincelle qui luttait dans l'âtre avait rendue son dernier souffle, plongeant la pièce dans une obscurité d'encre. Les deux demistes inspectèrent les environs à la lumière d'un bougeoir trouvé prêt de la porte pour s'assurer que l'ancien n'était pas revenu. Jorad Walred se plaça dos au mur, son épée à nue, inclinée vers le sol. Il attendait, figé, prêt à profiter de la surprise qu'il provoquerait lorsque le Vahir entrerait. Eldrim, lui, tenait d'une main la poigne de sa lame incurvée qui attendait dans son fourreau et maintenait de son autre main le seul éclairage dispensé par le bougeoir. Ce dernier ne resta pas allumé longtemps. Il était préférable d'agir dans le noir pour ne pas trahir leur présence et pousser l'ancien à la fuite.
Eldrim n'entendait plus que la respiration régulière de son ami. La nuit pouvait être tombée depuis quelques heures. Il ne parvenait pas à déterminer depuis combien de temps ils étaient la, à attendre. Bel'mod l'ancien ne venait pas, et peut-être ne viendrait-il jamais. Pas s’il les avait vu entrer...

La porte pivota brusquement sur ses gonds au moment où cette idée lui traversa l'esprit. Eldrim  sentit son coeur s'accélérer dans sa poitrine. Bel'mod était de retour. Sa silhouette légèrement voutée se distingua à la lueur de la lune alors qu'il franchissait le seuil sans se presser. C'est alors qu'il tendit une main, certainement par habitude, vers le meuble ou se trouvait le bougeoir, avant qu'Eldrim et Jorad ne se l'approprient. Il insista, passant sa main à deux reprises, avança d'un pas et s'arrêta. Son attitude changea, il était plus droit, plus tendu. Ses yeux balayèrent la pièce. Eldrim pouvait voir leur scintillement inquiétant de là où il se trouvait. Il n'était pas vraiment bien caché. Profiter de l'obscurité lui avait paru suffisant. Pourtant le regard du Vahir s'arrêta dans sa direction. Qu'attendait Jorad? Eldrim dut faire un effort pour ne pas trembler. Un autre pas encore. Le Vahir avançait vers lui.

- « Ne me dites pas que vous av... »

Il tourna brusquement la tête avant de finir sa phrase et fit un bon sur le côté. Au même moment, l'acier déchira l'air en une fraction de seconde. Eldrim ne remarqua la lame qu'une fois arrêtée à quelques pouces du sol sans pour autant distinguer Jorad qui avait pris soin de ne pas apparaître dans la pénombre. Il y eut un bruit sourd, suivi de sons mats, à peine perceptibles, qui se mirent à battre la terre cuite. Un mince filet rouge descendait le long de la lame de Jorad et perlait en gouttes à sa pointe.

Eldrim ralluma le bougeoir en toute hâte et se rapprocha. Jorad s'avança en même temps vers Bel'mod. Le Vahir avait un genou à terre et tenait son bras droit d'une main. Il fixait Jorad de son regard indéchiffrable. L'entaille était profonde. Même ainsi, il ne parvenait pas à cacher l'hémorragie. La souffrance - ou bien la peur? - provoquaient des tremblements qu'il ne pouvait contenir.
- « Vous avez fait une méprisable erreur, demiste. Vous... »

- « Silence ! » Jorad avait pratiquement hurlé. Eldrim comprenait sa haine, mais il souhaitait tout de même savoir pourquoi un vahir en était arrivé à tuer des innocents.

- « Jorad...laisse le parler. Il ne pourra rien nous faire dans son état. »
- « Il utilise des maléfices ! Ne sois pas aveugle, Eldrim, il n'a pas besoin d'armes ! Il nous tuera à la première occasion ! Nous devons en finir maintenant ! »
- « Non. Non, je ne peux pas faire ça. Ce ne serait pas faire justice à ton maître, pas faire justice à tous ces villageois. Maître Dorv n'aurait jamais agi ainsi. »
- « Et c'est pour ça qu'il est mort ! Ne t'interpose pas Eldrim. Ou...ou...tu sais ce qu'il arrivera... »
Ce qu'il arrivera? Eldrim  reçu cet avertissement - non, cette menace - comme une gifle.
Jorad Walred était devenu une sorte de chien enragé prêt à mordre son propre maître, s'il avait été encore de ce monde. Une fois de plus il le considéra comme s'il le voyait pour la première fois. Jusqu'où était-il prêt à aller pour venger Pattren Dorv? Jusqu'où conduirait son aveuglement obstiné? Le rire amer de Bel'mod coupa court à sa brève réflexion.

- « J'ai pensé que Rihl Taniome devait vous détester ou vous avoir en grande estime. Mais maintenant, je sais qu'il vous déteste. Ne fonctionnez vous donc qu'avec vos sens? Avec votre coeur? Un odaliste aurait compris. Un odaliste aurait vu que... »

- « Non !! »

    Eldrim se précipita sur Jorad. Mais il était déjà trop tard. Son épée s'était abattue alors que Bel'mod parlait. La lame le traversa de part en part et lorsqu'il la retira, le vahir s'effondra en un mélange de hoquets et de spasmes. Au même instant, une ombre se faufila dans la pièce avec une agilité étonnante, telle un félin bondissant dans la nuit.

Jorad dut sentir le mouvement derrière lui. Il se détourna aussitôt de Bel'mod, leva à nouveau son épée. Mais sa rapidité fut moindre en comparaison. Le nouvel arrivant le frappa immédiatement au poignet puis à la jambe, le désarmant et le déséquilibrant en une seule attaque. Eldrim connaissait cette technique de combat. Et il comprit au moment ou Jorad Walred s'étalait à terre que Rihl Taniome était revenu.

    Rihl Taniome fit tournoyer son bâton qui rencontra le crâne de Jorad alors qu'il se relevait. La colère s'était allumée en lui au point d'intimider Huuros. Il se désintéressa aussitôt du demiste et lança  à Eldrim le pire regard qu'il n'avait jamais eu à affronter.

- « Pauvre idiot ! Regardez ! Regardez ce que vous avez fait ! Vous avez aidé un assassin ! Et dire que j'avais confiance en votre raisonnement. Vous avez fait plus qu'échouer la dernière épreuve que je vous réservais ! Votre formation entière est un échec ! La déesse sera miséricordieuse si elle accepte de vous épargner après ça ! »

- « Co...comment? Je... »

- « C'était lui ! C'était lui que nous traquions ! Pourquoi ai-je été si vague à votre avis? Il a empoisonné les réserves d'eau du village. Son maître en a bu comme beaucoup des habitants ici. Ils sont tous morts par sa faute ! Et maintenant...maintenant ! Il a tué un des messagers d'Odalia. Un Vahir !  Et vous n'avez rien fait pour l'en empêcher ! »
- « Je croyais qu'il...c'était...c'était mon ami...il... »

- « Vous expliquerez donc ça devant vos pairs. Mais si vous n'avez que ça pour vous justifier, croyez moi, vos jours s'achèveront d'ici peu. »

    Son maître l'avait donc piégé. Tout était allé si vite. Comment Jorad Walred avait-il put changer en aussi peu de temps? Etait-il aveugle au point de ne pas l'avoir remarqué des années auparavant? Et maintenant? En y repensant, il avait occulté des détails qui l'auraient sans aucun doute alarmé en d'autres situations. Il se sentait humilié, faible, irresponsable. La culpabilité et le remord prenaient le dessus sur sa peur. Les paroles de son maître ne l'atteignaient maintenant pratiquement plus. Sa vie s'écroulait, une fois encore. Et cette fois, il doutait de pouvoir se relever à nouveau.
Oh non, la déesse ne lui pardonnerait jamais.

Pourtant, contre toute attente, la déesse décida de lui donner une seconde chance. Rihl Taniome ramena Eldrim et Jorad Walred à Valdèra. Le conseil composé des plus anciens odalistes siégea pour décider du sort d'Eldrim mais le telodaste trancha avant que leur décision ne fut prise. La déesse en avait voulu ainsi selon ses dires et nul ne contesta ses visions. Il  arrivait dans certains cas que les décisions du telodaste soient remises en questions par d'autres odalistes si ces derniers avaient des visions contradictoires de la déesse. Odalia, comme la plupart des dieux, ne se manifestait que rarement avec des messages clairs et précis.

Eldrim apprit par la suite que son maître et lui avaient été dépêchés suite à l'appel au secours de Bel'mod. L'empoisonnement du village fut réalisé par l'intermédiaire de ses réserves d'eau. Quant à Jorad Walred... La folie habitait entièrement  son esprit et les odalistes ne trouvèrent d'autres explications que l'implication de Manith. Ils l'enfermèrent sous l'une des tours au fin fond de la citadelle de Valdèra. D'après ses renseignement, il ne l'avait pas quitté à ce jour.

    Prêt à subir le bannissement voir même la mort, Eldrim reçu la nouvelle avec surprise. Les odalistes commencèrent par lui bander les yeux puis  le menèrent dans ce qu'il devina être un sanctuaire d'Odalia. Il se souvenait de cet homme qui jurait, lançait les pires insultes. Il se souvenait que lui ,par contre, avait accepté son sort en buvant à la coupe que les mains lui avaient tendu. Il ne constata d'abord aucune différence. Mais il se senti relâché, comme lavé de sa peine, quand il se retrouva seul, hormis la compagnie de cet homme qui n'avait cessé de se débattre.

Cet homme, son frère de sens. Un brigand de la pire espèce qu'il ne pourrait plus quitter d'une semelle. Il se souvenait de son premier regard sur son visage. Ses cheveux dorés désordonnés qui évoquaient une tempête arrivant jusqu'à ses yeux. Son regard plissé, comme aveuglé par le soleil, d'où transparaissait une malice évidente avec une lueur ironique aux aguets. Son nez busqué. Son demi-sourire à peine marqué par ses lèvres fines. Son menton pointu. Il savait reconnaître les filous au premier coup d'oeil. Mais, sur son allégeance à la déesse, il ne put s'empêcher de trouver ce bougre particulièrement séduisant.

En revenant à ses souvenirs, Eldrim réalisa qu’il ne mesurait pas à cet instant à quel point le fardeau qu'il aurait à porter par la suite serait lourd. Il pensait s’en douter, oh oui. Pourtant, il ne mesurait pas...